— Vous… Vous n’êtes pas jalouse ?
Elle soupire.
— Pas tant que ça. J’ai ce que les autres n’ont pas et n’auront jamais.
— Quoi ?
— Son amour, commandant. Ça, aucune ne l’a eu… Aucune à part moi… Et puis vous savez, je crois qu’il agit ainsi parce qu’il a peur…
— Peur ?!
— Oui, c’est une sorte de faiblesse. Une sorte de peur. Peur d’être enfermé dans sa propre vie, de l’avenir, peur de vieillir… Je ne sais pas trop. Mais je crois même que nous ne pourrions pas être heureux sans ça… S’il m’était fidèle.
Fabre a du mal à poursuivre. Désarçonné par ces reparties, ce raisonnement si particulier.
— Euh… Mais vous n’avez vraiment jamais eu envie de le quitter ou… de vous venger ?
— Si par vos questions tordues, vous essayez de savoir si je me suis débarrassée de mon mari infidèle, sachez que vous perdez votre temps là encore. Non, je n’ai pas tué Benoît ! Et je ne veux qu’une chose : que vous le retrouviez. Vivant.
— C’est noté, madame Lorand… Bon, je vais vous laisser.
Il prend le chemin de la sortie, mais se retourne, une dernière fois.
— Vous faisiez quoi, lundi 13 décembre, entre 18 heures et minuit ?
Gaëlle ouvre la porte, le froid les percute de plein fouet.
— Entre 17 heures et 18 h 30, j’étais à mon cours d’aquagym. Ensuite, j’ai récupéré Jérémy chez la nounou. Et puis j’ai attendu mon mari ici même. Autre chose ?
— Non, je vous remercie.
— Au revoir, commandant.
Elle se demande comment. Et pourquoi.
Pourquoi un homme en apparence équilibré a, un jour de janvier 1990, assassiné une enfant de onze ans.
Elle scrute son visage endormi, y cherchant l’empreinte du mal.
Des mois qu’elle l’observe. Le suit à la trace.
Des mois pendant lesquels elle a appris à le connaître. Un peu.
Où elle l’a vu user de stratagèmes compliqués pour tromper son épouse. Où elle l’a vu approcher puis ferrer ses proies ; vivre, respirer. Jouir en toute impunité.
Et traquer les malfrats en tout genre. Pour se racheter, peut-être.
Mais peu importe. Ce temps-là est révolu.
Il est désormais à sa place, par terre, dans cet endroit repoussant où il périra lentement.
Elle flanque un coup de pied dans la grille, il se réveille avec un cri de terreur.
— Alors, Ben ? Comment ça va aujourd’hui ?
Il s’assoit, posture de défense ; jambes repliées devant lui.
La faim, comme une habitude, lui aspire les tripes.
Le froid le ronge de l’intérieur ; il est toujours torse nu.
La ballerine effectue quelques petits pas gracieux derrière les barreaux. Pour fatiguer encore plus son gibier de potence.
— Moi, ça m’a bien plu, la petite séance d’hier… J’adore cette arme ! Ils appellent ça un poing électrique ! Ça porte bien son nom, tu ne trouves pas ?
Il frotte sa barbe de trois jours avec la paume de sa main.
— Ils fourguent ça aux pauvres femmes sans défense ! Paraît que ça se vend comme des petits pains ! L’insécurité et tout ça… Y a des tas de nanas qui ont les jetons et qui se baladent avec ce truc dans leur sac à main ! Parce que c’est le seul qui peut atteindre sa cible à distance…
Toujours muet comme une tombe, Benoît se contente d’épier les mouvements de sa geôlière avec des yeux encore un peu rouges. Et cernés.
— T’aimerais que je recommence ?
— Non…
Sa voix est défaillante, épuisée. Celle d’une machine qui s’enraie.
— Non ? Alors, tu vas enfin me raconter ce que je veux savoir, n’est-ce pas ?
— Je ne peux pas te dire ce que tu as envie d’entendre… Parce que ce serait te mentir.
Elle s’immobilise, le foudroie de son regard aux éclats aurifères.
— Me mentir ? Mais tu ne fais que ça ! rappelle-t-elle avec rage. Tu mens comme tu respires ! A moi, comme aux autres… Tu baignes dans le mensonge, tu patauge ? dedans comme dans de la boue ou de la merde ! Elle vient de hurler, sans même s’en apercevoir.
— Tu as raison, murmure-t-il. Je suis un menteur… J’ai menti à ma femme, tant de fois… Menti même à mon fils… Papa est en mission, il rentrera tard, mon poussin… Oui, tu as raison, je mens comme je respire…
— Heureuse de te l’entendre dire ! jubile Lydia.
— Mais pas à toi, jure Benoît. Non, pas à toi… Je ne peux pas avouer ce que je n’ai pas commis… Ça, je ne peux pas. Je suis désolé.
— Tu es désolé ?! Espèce de misérable pourriture ! Il aimerait pouvoir disparaître, passer au travers du mur ou des barreaux pour fuir ce regard sauvage qui le condamne. Cette voix inhumaine qui le juge, l’insulte. Cette fille qui, bientôt, recommencera à le torturer.
— Tu es pitoyable, Ben !
— Sans doute… Mais je ne suis pas un assassin.
— Tu essaies de m’attendrir avec tes yeux de chien battu ? Tu crois que je vais fondre devant toi, succomber à ton charme comme toutes les pétasses que tu as foutues dans ton plumard ?
— Non… Toi, tu es différente.
— La flagornerie ne marchera pas non plus, Ben ! Désolée… Il n’y a que la vérité qui m’intéresse. La vérité et la vengeance.
— Je suis innocent.
— Je ne suis pas pressée, j’ai tout mon temps. Des jours et des jours… Des semaines… Des mois, s’il le faut !
Des mois… Il frémit, passe ses bras autour de ses jambes en bouclier.
— Je ne tiendrai pas aussi longtemps…
— T’inquiète ! Je ferai ce qu’il faut pour te garder en vie ! Je veux entendre tes aveux… Mais même si tu refuses de parler, ma mission est accomplie : tu paies. Tu souffres. Et tu souffriras encore une éternité…
— Je suis innocent, putain ! gémit-il.
— Ce mot n’a pas sa place dans ta bouche ! Elle, était innocente ! Pas toi !
Il pose son front sur ses genoux.
— Tu vas crever dans d’abominables souffrances, Benoît Lorand… Parce que tu ne mérites rien d’autre.
Une voix étouffée lui répond.
— Non… Je mérite pas ça… Je mérite pas ça !
— Si tu avoues, si tu me dis où elle est, je te donne ma parole que je t’achèverai plus vite…
Proposition terrifiante. Il serre son crâne dans ses deux mains, comme on se protège d’une avalanche.
— Tu n’as plus qu’un seul choix, désormais : la mort lente ou la mort rapide. À toi de décider, Ben.
Chapitre 10
Jeudi 23 décembre, 10 heures
Il est du genre coriace. Un vrai dur.
Djamila use ses semelles de crêpe sur le linoléum façon parquet de la salle d’interrogatoire face à José Duprat, tout juste sorti de prison et déjà de retour dans un commissariat. Ils l’ont chopé ce matin, à 6 heures, en plein centre de Besançon où il est pourtant interdit de séjour. Bien au chaud dans les bras de sa dulcinée. Réveil brutal garanti !
Il est désormais affalé sur la chaise à laquelle un de ses poignets reste menotte.
— Qu’est-ce que t’es venu foutre à Besançon ? Tu sais que tu n’as pas le droit d’y séjourner !
— Je suis venu tirer un petit coup, capitaine ! Vous avez quelque chose contre ça ?! C’est interdit par le Code pénal ?
— C’est ça, fais le malin !…