— Ce serait mieux ainsi.
— Tu ne peux pas dire ça !
— Si, je peux… Être amputée de la moitié de soi, c’est bien plus terrible que la mort, crois-moi… Oui, j’aurais préféré que tu nous tues ensemble.
— Je ne l’ai pas tuée…
Il cause dans le vide.
— Le soir, quand j’ai vu qu’elle ne rentrait pas, j’ai… J’ai eu si peur, si mal… Comme une explosion qui aurait déchiqueté mon corps !… Une douleur inouïe, insupportable. L’impression qu’on me coupait en deux… Alors, j’ai voulu y croire. Je me suis forcée à reprendre espoir… Pendant des mois, j’ai attendu qu’elle repasse la porte, qu’elle réapparaisse… J’y ai cru longtemps après tout le monde, tu sais. Et puis, un jour, elle est revenue…
Benoît écarquille les yeux dans l’obscurité.
— Revenue ? répète-t-il.
— Oui. Une nuit, dans ma chambre, je l’ai vue. Elle se tenait au pied de mon lit… Elle m’a parlé, est venue me dire qu’elle me pardonnait… De l’avoir laissée seule sur le bord de cette route…
— C’était un rêve, Lydia.
— Non. Je ne dormais pas. Et d’ailleurs, elle est toujours là… Elle te regarde, elle aussi… Au travers de mes yeux, elle te voit. Elle te juge.
— Elle est en toi, c’est ce que tu veux dire ?
— En moi, oui. Et tout autour de moi. Constamment… Elle est moi, je suis elle.
Il prend conscience des tourments qu’elle endure, qui la rongent depuis si longtemps. Du puits de folie dans lequel elle a dégringolé. Alors qu’elle n’était encore qu’une enfant. On peut donc dévisser de la vie et plonger dans une crevasse, du jour au lendemain…
Benoît se demande pourquoi il l’écoute, pourquoi il compatit à son triste sort.
Lui, tombé entre ses griffes. Prisonnier de sa folie meurtrière.
Mais la comprendre, c’est peut-être sa dernière chance de sortir vivant de cet aven sans lumière dans lequel il a chuté à son tour.
Vivant, mais pas indemne.
— C’était qui l’aînée ? demande-t-il soudain. Aurélia ou toi ?
Il entend qu’elle gravit les marches en béton.
— J’ai sommeil, je vais me coucher…
— Tu ne m’as pas répondu, insiste Lorand.
— Parce que ta question est stupide, Ben.
— Je ne vois pas pourquoi…
— Aurélia et moi, c’est pareil.
Qu’a-t-elle voulu dire par là ? Aurélia et moi, c’est pareil…
Benoît torture son cerveau engourdi, mais ne comprend toujours pas.
Un rayon de soleil frileux vient caresser sa jambe inerte. Il doit être midi.
Aurélia existe-t-elle vraiment ?… Peut-être que je deviens fou, moi aussi.
Une autre question, essentielle, lui torture l’âme depuis des jours, maintenant.
Qui ? Qui a voulu lui faire porter le chapeau ?
Qui a caché ce médaillon dans son appentis ?
Peut-être personne, finalement. Peut-être que Lydia a tout imaginé. Folle au point de bâtir cette histoire d’assassinat, de sœur disparue, de bijou caché…
Elle l’a repéré, lui, au hasard. Parce qu’il lui plaisait. Qu’il avait une bonne tête. Une tête de friandise pour psychopathe femelle.
Oui, c’est sans doute ça… Lydia a échafaudé cette fiction dans les méandres de son esprit malade, pour se donner un motif valable de l’enfermer dans cette cage.
Il a déjà vu ça ; des tueurs en série qui s’inventent des fables pour justifier leurs meurtres… Ce mystérieux corbeau n’existe pas.
Car personne n’a pu lui souhaiter de finir comme ça. De souffrir comme ça.
Non, personne.
Chapitre 14
Lundi 27 décembre, 16 heures
La faim et le froid ne l’atteignent même plus.
On s’habitue à tout. Ou presque.
Benoît s’enfonce lentement dans une sorte de marécage vaseux. Plus on s’agite, plus vite on coule, paraît-il. Alors, il bouge le moins possible. Une technique comme une autre.
De toute façon, ses muscles sont encore traumatisés par l’expérience sensorielle inédite gracieusement offerte par sa charmante geôlière ! Ces dernières vingt-quatre heures, ses seules activités se sont résumées à boire, pisser et prendre une douche heureusement chaude.
Pleurer aussi, de temps en temps. Mais essentiellement, penser.
Ressasser le film de sa courte vie, dont l’épilogue semble déjà écrit.
Il a feuilleté les pages de son enfance, de sa jeunesse, de sa carrière de flic.
Et les femmes… Toutes ces femmes qui ont consumé ses nuits.
Il n’a pas oublié leurs visages, leurs prénoms ou leurs beautés particulières ; il leur doit au moins ça. Il se demande même s’il ne les a pas toutes aimées, d’une certaine façon.
Sa mémoire l’a pris par la main, le conduisant sur des chemins qu’il pensait avoir effacés de la carte de son existence. Des trésors enfouis dans les alvéoles de son cerveau, cachés derrière des portes que l’on ouvre rarement. Ces images du passé abandonnées dans un coin, que l’on croit perdues à tout jamais. Et un jour, lorsque la mort se dresse en face, on les ressort pour les passer en revue. Gravures idylliques du temps jadis où l’on se pensait encore immortel. Lorsque l’on a l’éternité devant soi, que le trépas est si lointain qu’il n’a ni odeur, ni couleur, ni consistance.
L’amour tendre et sans contrepartie d’une maman, d’une grand-mère. La présence rassurante d’un père, d’un frère aîné. Les jeux insouciants, les premiers émois, les fous rires interdits, les transgressions attirantes, les découvertes fascinantes.
Oui, Benoît s’est tout remémoré. Il a réécouté chaque parole, humé chaque parfum, vu chaque visage dont la vénusté ou la laideur sont restées intacts. Chaque peine ou chagrin, chaque joie intense, chaque larme versée.
Il a serré contre lui la première fille, a pénétré en elle encore et encore, caressé sa peau de longues minutes.
Il a rencontré Gaëlle une nouvelle fois, a revécu le moment extrême où son regard a croisé le sien. Où il a su que ce serait elle. À tout jamais.
Non, pas à tout jamais.
Tout cela peut s’arrêter d’une seconde à l’autre. Un éphémère passage sous les projecteurs avant de retourner en coulisses. Et ensuite… Où vont tous ces souvenirs ? Ils s’évaporent dans le néant, disparaissent en fumée, se décomposent à l’intérieur du cadavre pourrissant qui les avait minutieusement engrangés. Pour rien.
Finalement, il aimerait partir sans mémoire, sans passé, sans attaches. Pour ne surtout pas regretter quoi ou qui que ce soit.
Mourir sans avoir à porter le fardeau de tous ces rêves qu’il ne réalisera jamais. De tous ces remords qui viennent le harceler au moment de franchir l’ultime frontière.
Gaëlle, j’aurais dû te montrer vraiment à quel point tu étais essentielle pour moi.
Jérémy, j’aurais dû te serrer dans mes bras plus souvent. Apprendre plus de toi. T’apprendre plus de moi.
Maman, j’aurais dû te dire je t’aime, simplement. Au moins une fois.
Je crois te l’avoir prouvé, si souvent. Alors, pourquoi ne pas te l’avoir avoué ? Pourquoi ne pas avoir dit ou accompli toutes ces choses simples lorsque je possédais encore un avenir ? Que le mot lendemain avait encore un sens…
Maman… Pourquoi m’as-tu donné la vie si on doit un jour me la reprendre ?
Benoît essuie ses larmes, envisage la pénombre qui le grignote, l’érode, l’attaque tel un acide puissant. Ces ténèbres qui l’encerclent de toutes parts, sans retraite possible.