Il se remet à marcher. Il ne peut s’en empêcher ; comme si, en restant immobile, il donnait prise à la mort.
Fauve dans une cage.
Subitement, il conçoit mieux les va-et-vient chroniques des animaux dans les zoos, juste derrière les barreaux.
— Mais putain, pourquoi je l’ai pas abandonnée sur le bord de la route ?! Comment j’ai pu être aussi con ?!
Comment j’aurais pu deviner, aussi ?… Que cette nana aux allures de femme fatale allait m’emprisonner dans sa cave !
Fatale, oui. C’est bien ce qu’elle risque de devenir pour lui.
De toute façon, ils vont s’apercevoir que j’ai disparu, lancer des recherches… Sauf que cette bicoque n’est pas vraiment sur mon trajet.
Peut-être a-t-elle commis l’imprudence de laisser mon portable allumé ? Ils pourront alors me localiser…
— Allez, les gars, sortez-moi de là ! implore-t-il. Sortez-moi de là…
Ne pas penser à la mort. Pas si vite.
En quelques heures, il est devenu claustrophobe. Un sentiment qu’il ne se connaissait pas. Jamais encore il ne s’était senti aussi impuissant. Désarmé face à l’adversité.
Il est à la merci de quelqu’un. À la merci d’une femme. D’une dingue.
Elle n’était pas sur cette route par hasard. Elle me voulait, moi… Mais comment aurait-elle pu savoir que j’allais passer par Saint-Vit, pile à cette heure-là ? Je rentre jamais à la même heure chez moi, c’est absurde ! Et puis je revenais de Dijon, pas de Besançon…
Si, c’est un hasard. Un douloureux hasard. C’est tombé sur moi. Pourtant, j’ai pas mérité ça. Il s’allonge sur la couverture. Le béton, c’est pas super confortable mais inutile de gaspiller son énergie.
Elle perd rien pour attendre. Quand je vais sortir de là, elle va comprendre sa douleur.
Ça ressemble à un jeu. Le premier qui bouge a perdu.
Depuis combien de temps m’observe-t-elle ainsi ? Une heure, au moins…
Sur sa chaise, les jambes croisées, comme toujours ; une clope de temps en temps.
Moi aussi, je m’en grillerais bien une, d’ailleurs…
Elle est venue s’installer, en face des barreaux. Sans un mot, elle s’est assise, laissant son visage flirter avec l’ombre. Elle a troqué son tailleur contre une tenue moins sexy : jean, pull, baskets. Moi aussi, j’aimerais bien me changer. Une bonne douche, des vêtements propres…
Benoît n’a pas bronché. Il est resté prostré contre le mur, sur sa couverture. Les genoux plies. Bien sage.
Décidé à laisser croire qu’il n’est pas angoissé, pas même nerveux. Un calme olympien en guise de façade.
Elle veut passer des heures à me mater ? Soit ! Qu’elle me regarde ! Elle finira bien par se lasser de son manège à la con ! Finira bien par m’expliquer ce qu’elle veut.
Par se dévoiler. J’en ai connu des cinglés. Mais elle, elle décroche la palme d’or…
Le soleil a disparu derrière le soupirail. Le jour s’attarde encore, il ne sera bientôt plus qu’un cruel souvenir.
J’espère qu’ils ont entamé les recherches, que mon portable va la trahir…
Si elle avait voulu me tuer, elle aurait déjà appuyé sur la gâchette. Pas compliqué !
On se rassure comme on peut…
A force de rester immobile, l’ankylose gangrène ses jambes. Il a envie de se lever, mais a décidé de ne pas être le premier à bouger.
Lui, il est dans la pâle lumière ; elle, dans l’obscurité. Il la fixe, sans vraiment la voir. Dévisage juste les ténèbres. J’ai mal au cul, sur ce béton ! J’ai soif. J’ai faim.
Comment peut-on avoir faim alors qu’on ne sait pas si on va passer la nuit ?… Fonctions vitales, instincts… Le corps continue à vivre, tandis que l’esprit apprivoise déjà l’idée de mort.
Elle allume encore une clope. La flamme furtive du briquet éclaire son visage, une fraction de seconde.
Un si joli visage, songe Ben. Il n’est pas parfait, non. Plutôt subjuguant. Aucun regard, qu’il soit d’homme ou de femme, ne pourrait y glisser sans émotion. Oui, le regard s’arrête forcément sur cette sculpture de glace et de feu, pour en détailler les traits à la fois conquérants et inquiétants, qui contrastent avec la fragilité qu’on devine au fond des iris précieux.
Une œuvre de la nature fascinante. Oui, un si beau visage.
Un monstre. Voilà comment il la perçoit, désormais. Un monstre travesti en femme ravissante.
Déguisement idéal pour attirer ses proies masculines.
— À quoi vous pensez, commandant ?
Benoît sursaute imperceptiblement. Il a gagné, elle a rompu le silence en premier !
Il ne répond pas, se contente d’esquisser un sourire assuré.
— Alors, à quoi pensez-vous, Benoît ?
— À vous, bien sûr… À qui d’autre pourrais-je penser ?
— Vous vous posez des tas de questions, n’est-ce pas ?
— Quelques-unes.
— Lesquelles ?
Il vient rôder près des barreaux.
— Je me demande quel est le con de psychiatre qui vous a libérée de l’asile !
Cette vanne déclenche un petit rire discret mais sinistre de la maîtresse de maison.
— Vous croyez que je suis folle ?
— J’en suis certain !
— Vous vous trompez.
— Ravi de l’entendre !
— Une autre question ?
— Je me demandais aussi ce que j’allais vous faire subir lorsque je sortirai de là…
— Des menaces ?…
— J’ai quelques idées !
— Vous pensez vraiment être en position de force, commandant ? À votre place, je ferais plutôt profil bas !
— C’est pas mon genre, chérie, désolé !
Lydia ricane encore. Elle le fixe toujours, en tortillant machinalement entre ses doigts une mèche de sa splendide tignasse rousse. Un tic que Benoît a repéré dès les premiers instants.
— Je vous plais tant que ça pour que vous m’observiez pendant des heures ?! balance-t-il hardiment. C’est flatteur, mais…
Elle ne prend pas la peine de répliquer.
— Si c’est ça, je vous promets de vous envoyer une photo de moi, lorsque vous serez en taule, poursuit Benoît. Ou chez les dingues ! Vous pourrez m’admirer tout à loisir ! Vous n’aurez plus que ça pour occuper vos interminables journées…
Toujours rien en face.
— Remarquez, Lydia… Si je vous plais, je peux peut-être faire quelque chose pour vous… Si c’est ça que vous voulez, pas la peine de me cloîtrer dans votre cave ! On serait mieux dans votre chambre, non ?!
Elle se lève, il nourrit un bref espoir. Mais elle se contente de prendre le chemin de l’escalier.
— Eh ! Lydia ! Ne vous sauvez pas, voyons ! Qu’est-ce qui se passe ? C’est moi qui vous effraie, maintenant ?! Allez, revenez !
La porte claque. Il soupire. Échec.
Il aurait dû se montrer moins cynique, plus subtil. Il retombe sur sa couverture, s’y allonge et se couvre avec son manteau. Putain de froid humide !
Elle ne va pas tarder à revenir… Je changerai de stratégie. Je vais bien trouver son point faible.
Ils sont chacun d’un côté de la grille. La nuit est tombée, mais Lydia a allumé la lumière. Une lumière tressautante qui agonise comme un feu de bois.
Elle s’est approchée si près, cette fois… Il passe ses bras entre deux herses métalliques, l’attire un peu brutalement vers lui.
— Alors, Lydia ?… Tu as besoin de barreaux pour prendre ton pied, c’est ça ?…
Elle plaque ses lèvres contre les siennes. Il a envie de la mordre, mais doit lui donner ce qu’elle désire pour espérer sortir de là. Il l’embrasse, fait descendre ses mains qui passent sous sa jupe.