Moretti est rassuré : il est riche, finalement.
Parce que son silence vaut de l’or…
Chapitre 16
Mardi 28 décembre, 4 heures
Le jour n’a pas encore dissous l’obscurité de la cage.
Aucune lumière pour le rassurer.
Inerte contre le mur glacé, Benoît hésite entre résistance et évanouissement. Lydia s’est bien défoulée. Il n’aurait jamais pensé servir un jour de punching-ball à une tarée.
Elle a pris la peine de le détacher avant de l’abandonner ; alors, il s’est traîné jusqu’au lavabo, a pris la serviette de bain pour comprimer sa plaie.
Chaque inspiration lui arrache une plainte ; chaque fraction de seconde est un supplice. Soudain, il se demande.
A quoi bon stopper l’hémorragie ? À quoi bon vouloir survivre à tout prix ? Pourquoi n’a-t-il pas laissé la vie couler à flots de sa blessure ?
Parce qu’il existe cette immémoriale peur, ancrée dans ses gènes, comme dans celles de chaque individu, de chaque animal. De chaque être vivant.
— Venez me chercher les gars, murmure-t-il. J’veux pas crever ici, putain ! Ne m’abandonnez pas.
Il pleure encore, pour évacuer le trop-plein de souffrance. Il aurait finalement préféré qu’elle lui loge une bastos en pleine tête. Ce serait fini, maintenant. Il n’aurait plus mal, plus froid, plus faim. Plus peur.
Il ferme les yeux et, pour se soulager, imagine Gaëlle en train de dormir. Sur le ventre, sans doute, comme souvent. Vision enchanteresse, perdue à jamais.
Il se remémore les nuits où il est rentré tard ; toutes celles où il s’est glissé dans les draps chauds sans la réveiller. Tout juste sorti des bras d’une autre.
Mais il ne regrette aucune de ses infidélités, aucun de ses mensonges éhontés. Aucune des souffrances qu’il a infligées.
Parce qu’il ne peut regretter le plaisir.
Celui de séduire, avant tout. D’être un objet de désir.
Celui d’être un chasseur souvent victorieux. Et celui de posséder.
Comment Gaëlle a-t-elle pu ne se rendre compte de rien ?
Mais était-elle si naïve que ça ? Ou a-t-elle feint l’ignorance pour sauver leur couple ?…
Soudain, le doute s’infiltre en lui, empoisonne son sang ; son corps déjà moribond. Son esprit dérive, dérape, glisse sur une pente savonneuse. Aucune certitude à laquelle se rattraper…
Il n’a plus rien, a tout perdu.
Parce que quelqu’un a souhaité sa mort. En manipulant une arme redoutable. Pas un flingue, un couteau ou un poison. Simplement une jeune femme détruite par quinze ans de colère, d’absence, de douleur. Qui attendait juste le déclic pour basculer dans la folie meurtrière.
Oui, quelqu’un a souhaité lui infliger une mort atroce, terrifiante.
Sans se salir les mains. Sans même affronter son regard.
Quelqu’un qui doit vraiment le haïr…
L’aurore abreuve la forêt de ses pâles lueurs.
Une ombre slalome au milieu des arbres encore endormis.
Aujourd’hui est un jour particulier. Aujourd’hui, c’est l’anniversaire de la petite Géraldine. L’anniversaire de sa mort, en tout cas.
La silhouette s’agenouille sur la tombe de fortune. Pas de marbre ou de pierre, ici. Un simple sarcophage de terre humide.
Sur lequel l’assassin vient déposer son offrande.
Une fleur, une seule, comme toujours. Comme chaque année.
Joachim effleure le sol, murmure à l’oreille de la fillette disparue, engloutie. Lui rappelle l’amour qu’ils ont partagé, pendant quelques heures.
— Tu vois, je ne t’oublie pas… Je pense encore à toi…
Macabre commémoration.
Il se relève, frissonne sous les assauts du coup de gel matinal, contemplant encore la sépulture qu’il est le seul à connaître. Puis il s’éloigne doucement, se volatilisant dans l’aube.
Bientôt, à deux cents kilomètres de là, du côté d’Osselle, pas très loin de chez lui, il ira rendre visite à une autre de ses âmes blanches.
Bientôt, le 6 janvier, il n’oubliera pas Aurélia. Sa plus jolie proie, son festin le plus royal, du temps où il n’était encore qu’une bête sans pitié.
Hôtel de police de Besançon, 14. heures
Fabre, arrivé ce matin à la gare après un week-end prolongé en famille, se demande soudain pourquoi il est revenu ici.
Parce qu’un flic manque à l’appel.
Mais l’espoir de le retrouver vivant s’amenuise chaque jour un peu plus.
Alors, au moins s’efforceront-ils de ramener son cadavre. Ils lui doivent bien ça. À lui comme à sa famille.
Dans le petit bureau qu’on lui a alloué, il réfléchit. Tentant de détecter l’erreur qu’ils ont commise. Le détail négligé.
Il est persuadé que cette disparition n’a rien à voir avec sa vie professionnelle. Qu’il faut chercher du côté privé. D’ailleurs, faute de la moindre preuve, ils ont dû relâcher José Duprat et sa copine.
Ils repartent donc de zéro.
Auguste ouvre le dossier, décide de le relire depuis le début.
— Qu’est-ce qui a bien pu nous échapper, nom de Dieu ?!
Le visage de Gaëlle le harcèle sans cesse. Cette épouse bafouée, humiliée tant de fois.
À sa place, n’aurait-il pas eu envie de vengeance ? Djamila apparaît à l’entrée de son cagibi.
— Bonjour, capitaine Fashani…
— Bonjour. Vous êtes déjà au boulot, à ce que je vois…
Il la dévisage un instant, avec une certitude au fond des yeux.
Dans cette histoire, la clef est une femme. Ce n’est pas un crime crapuleux. Non. C’est passionnel.
— Croyez-vous madame Lorand capable de se débarrasser de son mari infidèle ? lance-t-il de façon abrupte.
Djamila s’assoit en face de lui, un peu interloquée apparemment.
— Je… J’avoue que j’y ai pensé, moi aussi… Mais elle a un bon alibi.
— Et si elle avait payé quelqu’un pour le sale boulot ?…
— Réveille-toi, Ben…
En ouvrant les yeux, il devine un visage penché sur lui, dans un halo de clarté.
— Gaëlle, c’est toi ? murmure-t-il avec espoir.
Lydia caresse son front. Enfin, la brume tenace se déchire, il la reconnaît. Pousse un cri.
— Du calme… N’aie pas peur !
Il essaie de bouger les bras, réalise qu’il est à nouveau menotte dans le dos, allongé dans son cachot, tout près du mur. Son épaule droite le martyrise, lui rappelant brutalement les épisodes récents de l’enfer qu’est devenue son existence.
— Tu étais dans les vapes, alors, je suis entrée…
— Qu’est-ce que tu vas me faire ? s’angoisse une voix meurtrie.
— Pour le moment, je vais t’empêcher de mourir. Ensuite, on verra… J’ai quelques idées… !
Elle l’aide à s’asseoir contre le mur ; il considère, hébété, la serviette de bain écarlate qui gît sur le sol. Il a perdu tant de sang ? Et il est encore vivant ?
Lydia déboutonne sa chemise, la décolle de la plaie sanguinolente.
— Bonne idée, la serviette ! Sinon, je crois que tu serais mort, déjà…
— Et alors ?
— Alors, c’est moi qui dis quand tu meurs. Moi et moi seule…
— Fallait pas me tirer dessus…
— Fallait pas t’enfuir. Ou me mentir.
— Oui, je t’ai menti.