Ça y est, il se souvient enfin. Du 6 janvier 1990.
Chapitre 17
Mercredi 29 décembre, hôtel de police, 10 heures
Le lieutenant Éric Thoraize fait irruption dans le cagibi du Parisien, avec la mine d’un pitbull qui s’est levé de la patte gauche.
— Vous pouvez m’expliquer ce qui se passe ? aboie-t-il d’emblée.
— Bonjour, lieutenant, répond calmement Fabre. Pourquoi cette colère soudaine ?
— Pourquoi ?! Je viens de voir Fashani conduire Gaëlle Lorand dans la salle d’interrogatoire ! Voilà pourquoi !
— Et alors ?
— Pourquoi vous l’avez emmenée ici ?
— Nous avons des questions à lui poser, lieutenant…
— Des questions ? Quelles questions ?
Fabre prend la tangente, direction la machine à café. Mais Thoraize ne le lâche pas d’une semelle, toujours accroché à ses mollets, babines retroussées, crocs dehors.
— Vous buvez quelque chose ? propose le commandant.
— Répondez-moi ! exige Éric en haussant encore le ton.
— Du calme, lieutenant… Ne croyez pas que ça m’amuse… Mais il faut que vous sachiez que de forts soupçons pèsent sur Mme Lorand.
— Des soupçons ? répète bêtement Thoraize. Mais… Qu’est-ce que c’est que ces conneries ?!
— Écoutez, nous sommes allés à son domicile ce matin, nous avons commencé à lui poser des questions, mais elle nous a envoyés balader ! Aussi ai-je jugé indispensable de la conduire au commissariat… Si elle a des choses à nous confier sur la disparition de son mari, elle craquera plus facilement ici que chez elle…
— N’importe quoi !
— Vous voulez m’apprendre mon métier, lieutenant ?! La première règle, c’est sortir le suspect de son univers familier pour lui faire perdre ses repères, le rendre plus fragile…
— Vous délirez ! Je connais Gaëlle depuis des années, elle n’a rien à voir dans la disparition de Ben !
— Dans ce cas, elle sera très vite de retour chez elle, ne vous inquiétez pas…
— Vous pensez qu’elle n’a pas suffisamment souffert comme ça ? s’indigne Thoraize.
— Je fais juste mon boulot, précise Fabre en se dirigeant vers la salle d’interrogatoire.
— Qu’est-ce que vous avez contre elle ? Et pourquoi vous ne m’avez pas informé ?
— Vous étiez de repos, hier. Je comptais donc vous en parler aujourd’hui… Mais allez donc jeter un œil au dossier. Il est sur mon bureau, faites comme chez vous !
Fabre et Fashani entrent dans la pièce où règne une pénombre propice aux confessions. On s’attendrait presque à y voir débarquer les flics en soutane plutôt qu’en uniforme…
Leur prévenue, assise à la petite table en Formica, les interpelle vivement dès qu’ils ont refermé la porte.
— Je peux savoir pourquoi vous m’avez emmenée ici ? Et qui s’occupe de Jérémy ?
— Un de mes hommes l’a confié à tes beaux-parents, indique Djamila. Ne t’inquiète pas.
— Nous avons quelques questions à vous poser madame, enchaîne Fabre. Comme je vous l’ai dit ce matin, je…
— Qu’est-ce que c’est que cette façon de débarquer chez moi à huit heures du mat’ et de me traiter comme une criminelle ?! s’offusque Gaëlle. Vous ne croyez pas que ce que je vis en ce moment est déjà assez dur comme ça ?
— Ce sera justement ma première question, madame Lorand… La disparition de votre époux ne semble pas vous toucher outre mesure. Votre comportement n’a guère changé, vous avez même refusé l’aide de notre psychologue…
— Je vous interdis de dire ça ! contre-attaque Gaëlle. Vous croyez quoi ? Que je vais m’effondrer en pleurnichant ? C’est pas mon style ! Et je vous rappelle que Benoît n’est pas encore mort ! Il a disparu… Si vous vous décidiez enfin à faire votre boulot correctement, on l’aurait déjà retrouvé ! Et puis, j’ai Jérémy… Je ne peux pas me permettre de m’écrouler. Je dois continuer à vivre presque normalement pour ne pas le perturber encore plus.
— Bien sûr, madame Lorand. Je comprends.
Djamila allume une Gauloise, pose ses fesses sur le coin de la table.
— Ce que je comprends moins bien, c’est comment une femme telle que vous, avec un caractère bien trempé, peut avoir accepté des années durant que son mari la trompe…
— C’est pas vos affaires ! De quoi vous mêlez-vous ? Je ne vois pas en quoi notre vie de couple peut vous aider dans votre enquête !
— Ça, c’est toi qui le dis ! rétorque Djamila.
— Dois-je comprendre que vous me soupçonnez ? Que vous m’accusez d’avoir tué mon mari ?
Les deux flics la fixent, ne prenant pas la peine de répondre à une question qui semble subitement superflue. Gaëlle secoue la tête.
— Vous êtes complètement à côté de la plaque, ma parole !…
— C’est ce que nous allons vérifier, madame Lorand.
— Je suis en garde à vue ?
— Pas encore, assure Djamila. Pas encore…
— Vous êtes fous ! Pourquoi aurais-je tué Benoît, hein ?
— Peut-être parce qu’il t’a fait cocue un paquet de fois ! balance le capitaine.
— Et alors ? Je vous ai déjà expliqué que j’arrivais à l’assumer…
— Comment une femme peut-elle accepter que son mec s’envoie en l’air avec tout ce qui bouge ? continue Djamila.
Gaëlle se dresse d’un bond, s’approche dangereusement de sa rivale.
— Tu parles pour toi, salope ?!
— Eh ! Doucement ! ordonne Fabre. Asseyez-vous, madame ! Restons calmes…
— Comment voulez-vous que je reste calme, alors que cette pouffiasse me cherche ?! Je me demande comment Benoît a pu sauter cette…
Djamila saisit Gaëlle par son blouson.
— Ça suffit ! s’écrie le commandant. Si vous ne vous maîtrisez pas, je vous exclus de cet interrogatoire, capitaine !
Elle lâche Gaëlle, à contrecœur.
— En tout cas, votre réaction envers l’officier Fashani prouve s’il en était besoin que vous n’assumez pas si bien que ça les incartades de votre époux !
Gaëlle garde le silence, désormais.
— Répondez, madame Lorand…
Elle fixe Djamila bien en face et rétorque, d’une voix de glace.
— Je ne dis pas que l’infidélité chronique de mon mari m’a rendue heureuse. Je dis simplement que je lui pardonnais et que je lui pardonnerai encore. Parce que je l’aime passionnément et parce que je sais qu’il ne garde aucun souvenir des pétasses qu’il a baisées sur un coin de bureau ou dans une chambre d’hôtel pouilleuse… Moi, il m’aime. Il ferait n’importe quoi pour moi… Il ne peut pas se passer de moi. Alors que les putes trouvées sur le trottoir, il les oublie dès qu’il a remonté son froc…
Djamila est sur le point d’exploser. Fabre se positionne entre les deux harpies et desserre un peu son nœud de cravate. Pas évident de se concentrer dans ces conditions !
— Mais peut-être qu’une épouse qui accepte ça de son mari, ça vous choque, commandant ? Peut-être qu’on vient m’arrêter chez moi parce qu’on ne supporte pas ma façon d’aimer un homme ?
— Non… Chacun mène sa barque comme il l’entend. C’est très surprenant, cependant… Admettez-le !
— Je veux bien le reconnaître. Mais vous savez, monsieur, quand j’ai épousé Benoît, je savais à quoi m’en tenir. J’étais consciente qu’il ne me resterait pas fidèle longtemps. Aucune femme ne lui résiste, vous comprenez ? Il a un pouvoir de séduction exceptionnel… Avec lequel il joue, tel un virtuose… N’est-ce pas, capitaine ? Djamila piétine son mégot sur le sol. Décide de passer à l’attaque à son tour.