Ses yeux de lave se froissent. Il se prépare à recevoir un nouveau traitement de choc. Mais soudain, elle sourit. Il s’attend au pire. Elle l’enferme à double tour, met les clefs au fond de sa poche. S’accroupit juste derrière lui.
— Au fait, Ben… J’ai le regret de t’apprendre que ta gentille épouse est en ce moment même en garde à vue !
Lorand se retourne, suppliciant son bras menotte. Son regard d’angoisse s’épingle dans celui de la jeune femme.
— Tes petits copains poulets sont venus la chercher ce matin, à la maison… Elle est interrogée. Soupçonnée apparemment d’être mouillée dans la mystérieuse disparition du commandant Lorand !
— Tu mens ! hurle Benoît.
— Pas du tout ! Ils viennent de l’annoncer à la radio… Tu parles ! Tous les journalistes sont à l’affût ! L’épouse modèle qui se débarrasse de son flic de mari…
— Tu mens ! gémit Lorand. Tu mens…
— Si tu veux, je te ferai écouter le prochain flash des infos… J’imagine que ton fils doit se sentir bien seul, à l’heure qu’il est ! Je te promets d’aller acheter le journal demain matin pour que tu lises l’article. Allez, passe une bonne soirée, mon cher Benoît !
Elle prend le chemin de l’escalier, satisfaite de sa prestation.
— Lydia ! Je suis innocent ! Il faut me croire !… Écoute-moi, s’il te plaît !
La lumière l’abandonne, la porte claque. Nouvel échec. Nouvelle angoisse.
Gaëlle… Ils n’ont pas pu faire ça !
Et pourquoi ? Il connaît son équipe. S’ils l’ont interrogée, c’est qu’ils avaient des éléments à charge, des soupçons…
Non, impossible. Pas Gaëlle…
Les larmes s’invitent une nouvelle fois au milieu du désert.
Rien à faire, il faut qu’il se fasse à l’idée.
Il va mourir dans ce gouffre. Seul et sans défense. Abandonné de tous. Châtié pour un crime qu’il n’a pas commis.
Et si c’était vrai ? Si c’était Gaëlle qui…
Le désespoir lui plante ses canines acérées en plein cœur.
Jeudi 30 décembre, 9 h 30
La soif est pire que tout.
La gorge remplie de sable ; le robinet mal fermé, qui goutte dans le lavabo, si près et pourtant hors de portée. Un supplice raffiné.
Benoît tire machinalement sur son poignet menotte. Comme s’il pouvait briser le bracelet métallique qui l’empêche de se désaltérer.
La balle est toujours dans sa chair, bien au chaud au creux de son épaule qui le tourmente sans relâche.
S’il sort de là, il ne recouvrera peut-être pas l’usage de son bras droit.
Mais tu ne sortiras jamais, Ben… Jamais…
Mieux vaudrait se résigner. Laisser la vie prendre doucement congé.
Le visage de Jérémy vient le rappeler à l’ordre. Lutte. Jusqu’au bout. Jusqu’à la mort. Ne capitule jamais.
Tant que ton cœur bat, que le sang circule dans tes veines ; tant que tes paupières sont capables de s’ouvrir. Tant que le jour se lève encore pour toi…
Tant que tu sais encore qui tu es, n’abandonne pas…
Oui, il sait encore qui il est. Comment il s’appelle. Mais dans quelle interminable journée il erre, ça, il ne s’en souvient plus. Ce qu’il redoutait s’est produit ; il a perdu la notion du temps.
Mercredi ? Jeudi ? Vendredi ?… Déjà l’année suivante ou…
Impossible de le savoir. Il a beau harceler son cerveau léthargique, il ne trouve pas la réponse.
Ses derniers repères ont volé en éclats. Il divague dans un labyrinthe sombre, slalome entre les stalactites de glace. À chaque fois qu’il croit avoir découvert une issue vers la liberté, il se heurte de plein fouet à une vitre invisible.
Soif, faim, froid, douleur, solitude et angoisse.
Il ignore qu’il subit cette abomination depuis dix-sept jours, déjà. Il ignore surtout pourquoi.
Un étage au-dessus, Lydia avale son café. Et un anxiolytique en guise de sucrette.
Elle n’a quasiment pas dormi. Parce que ses certitudes s’effritent ; comme un vieux mur en plâtre qui a pris l’eau.
Comment a-t-il pu se prétendre innocent, même sous la torture ? Où a-t-il puisé le courage ?
Elle continue à se bouffer les doigts, essaie de contrôler les mouvements nerveux de sa jambe.
Une voix hurle dans sa tête. Une voix familière qui lui intime des ordres. Depuis quinze ans. Ne cède pas. Retrouve-moi… Sors-moi du néant.
Elle saisit le médaillon d’Aurélia, accroché autour de son cou, sur la même chaîne que le sien. Elle le contemple un instant, se remet enfin sur le droit chemin.
Son pouvoir est là. Dans son art de mentir, de manipuler les gens… Mais moi, il ne m’aura pas. Je l’obligerai à parler, par n’importe quel moyen. Parce que moi, je sais.
Parce que j’ai une mission. Parce que la moitié de moi-même est enterrée, quelque part. Et qu’elle m’attend.
Commissariat de Besançon, 10 heures
L’interrogatoire de Gaëlle reprend. C’est Fabre qui s’y colle. Seul. Il préfère ne plus confronter les deux rivales qui vont finir par s’étriper.
En plein commissariat, ça ferait désordre.
Il est plutôt de mauvais poil. Parce que cette femme en apparence fragile lui tient tête depuis la veille. Mais aussi parce que le big boss lui a sévèrement remonté les bretelles ce matin. À peine avait-il mis un pied dans son bureau, que Moretti, tout juste revenu de ses deux jours de repos, a débarqué pour lui passer un savon mémorable. Pour lui dire qu’il faisait fausse route avec Gaëlle, qu’il perdait son temps. Que Paris lui avait envoyé un incapable et qu’il allait le leur signifier sans délai. Mais Fabre a tenu bon. A refusé de libérer Gaëlle, suivant ainsi les ordres du procureur. Moretti n’est pas vraiment son supérieur hiérarchique, ici. C’est peut-être ce qui le contrarie autant, d’ailleurs !
Quoi qu’il en soit, cette enquête commence sérieusement à lui crêper les nerfs. Pourtant, c’est d’une voix posée qu’il balance la première question.
— Alors, madame Lorand, cette nuit en cellule vous a-t-elle permis de réfléchir ?
Elle porte les traces de la geôle ignoble sur son délicat visage de porcelaine. Ses yeux cernés, son teint blafard, témoignent de l’insomnie endurée. Néanmoins, elle se tait. Résiste encore.
— J’ai une mauvaise nouvelle pour vous, poursuit le commandant. Le procureur a autorisé la prolongation de votre garde à vue. Nous pouvons donc vous garder jusqu’à demain matin…
— Espèce d’enfoiré… !
— Restez polie, ça vaudra mieux. Et dites-moi ce que je veux savoir.
— Je ne suis pour rien dans la disparition de Benoît. C’est tout ce que j’ai à vous dire !
Il cale les mains au fond des poches de son pantalon en velours côtelé. Décrit des cercles de plus en plus serrés autour de la table. Pour étouffer lentement sa proie.
— Pourquoi avoir retiré trois mille euros de votre livret, madame ?
— C’est mon fric, j’en dispose comme je l’entends…
— Absolument. Dites-moi seulement la destination de cet argent… Et après vérification, je vous laisse partir.
Elle replonge dans le mutisme. Fabre soupire, vient se rasseoir en face d’elle.
— Vous croyez quoi ? Que vous allez vous taire et qu’on vous libérera demain ? Ça ne marche pas comme ça, madame Lorand ! Si vous vous obstinez à garder le silence sur ce point, vous donnez au procureur une bonne raison de vous mettre en examen… Si vous n’avez pas parlé dans vingt-quatre heures, vous serez déférée devant un juge. Et là, les ennuis commenceront vraiment, croyez-moi !