— Benoît est bien trop occupé par ses enquêtes et ses… conquêtes ! Alors non, il ne s’est rendu compte de rien… J’avais un livret, dont je ne me servais plus depuis longtemps parce qu’il était vide. J’y ai déposé une partie de l’argent, j’ai dépensé le reste…
Thoraize est abasourdi. Il vient de se prendre une gifle en pleine gueule. Une comme on en reçoit rarement. Gaëlle se remet à parler. Pourtant, maintenant, il aimerait plutôt qu’elle se taise.
— Il y avait le danger, aussi… Et ça, ça m’excitait beaucoup. Si jamais ça venait à se savoir, Ben risquait gros… Un risque qui mettait du piment dans ma vie… Ma triste vie… !
— Je vois ! Un flic marié avec une prostituée… Qui profite de l’argent qu’elle gagne… Ça fait de lui un proxo, c’est bien ça, Gaëlle ?
— Oui… Tu sais, j’ai rencontre des types paumés, d’autres sympas… J’avais envie d’un amant qui… Qui m’offre des fleurs, passe me voir de 5 à 7 tous les jours après son boulot… Je voulais autre chose.
Eric décide de couper court. Ces aveux le mettent décidément trop mal à l’aise. Mais il ne sait plus trop qui est à blâmer dans cette sordide histoire. Son meilleur pote, sûrement. Qui, par son odieux comportement, a poussé sa femme chérie à toucher le fond.
— Parle-moi un peu du maître chanteur…
— J’ai reçu un mail, d’abord. Avec un pseudo, bien sûr… Un type qui disait qu’il était au courant, qu’il allait me balancer à Ben…
— C’est ce que tu voulais, non ?! Qu’il sache et soit humilié en place publique ! Alors pourquoi t’as pas laissé faire, dis-moi ?
— J’ai eu soudain très peur… Peur de le perdre. Qu’il ne me pardonne pas et s’en aille… Parce que tu sais, j’aime Benoît… Je l’aime trop, sans doute…
— Le type voulait donc de l’argent, c’est ça ?
— Oui. En échange de son silence, il me réclamait trois mille euros et… Et un moment avec moi.
— De mieux en mieux ! Comment s’est passée la remise de l’argent ?
— Il est venu à la maison, le 10 décembre, dans l’après-midi. Pendant que Ben était en stage à Dijon.
— Il… Comment s’est-il conduit ? Je veux dire… Il a été brutal avec toi ?
— Non… Enfin, un peu.
— Un peu ? Ça veut dire ?
— J’ai pas envie d’en parler.
— Il faudra bien pourtant !
— Non. J’ai pas envie de raconter ça…
Le lieutenant soupire. Passe à la suite de l’interrogatoire le plus éprouvant de sa carrière.
— Son nom ?
— Aucune idée…
— Me prends pas pour un con ! s’écrie Thoraize.
Gaëlle sursaute.
— Je suis sûr que tu connais cet enfoiré ! Comment aurait-il pu être au courant de tout ça, sinon ?
— Mais j’en sais rien ! gémit la jeune femme.
— Tu mens ! hurle le flic.
Elle reste muette. Se referme comme une huître. Alors, Éric la secoue un peu rudement en l’empoignant par les épaules.
— C’est qui ?!
— Je peux pas le dire ! pleurniche la jeune femme.
— Oh si, tu vas le dire ! menace le lieutenant. Et je vais aller chercher cette pourriture ! Crois-moi, il va regretter d’être né !!
— Si je le balance, tout le monde va savoir ce que je faisais et…
Elle se remet à pleurer, mais Éric n’abandonne pas la partie.
— Je te préviens, Gaëlle, je lâcherai pas le morceau ! File-moi le nom de cet enculé ! Et vite !
Entre deux sanglots, Gaëlle livre enfin une identité, d’une voix tout juste audible. Cette fois, Thoraize vacille, se rattrape à la table.
Il jette un regard déconcerté vers la glace sans tain ; comme pour signifier à ses coéquipiers qu’il ne se chargera pas de l’arrestation, finalement. Il n’est sans doute pas assez gradé pour passer les menottes au grand patron de cette taule.
Lydia descend les marches, doucement. Elle s’arrête en bas de l’escalier, contemple la silhouette qui gît sur le sol, derrière la grille. Puis elle s’approche, sans un bruit.
— Ben… Tu m’entends ?
Il l’entend, oui. Au milieu du chaos qui règne dans sa tête, dans son corps, cette voix désormais familière, dont il connaît chaque nuance, l’atteint plein cœur.
Mais il continue de mimer la mort. Sa seule défense, désormais.
Il est revenu à lui depuis peu. Repasse parfois de l’autre côté, dans le monde obscur. Oscillant constamment entre la vie et…
Il est allongé sur le flanc gauche, face au mur. Pour ne plus voir ces barreaux, cette cave, ce cercueil. Sa propre déchéance.
Cette mort à petit feu.
— Ben, réponds-moi…
Non, il ne répondra pas. Ne prendra pas ce risque.
Il ne souhaite plus qu’une chose : crever, pour oublier le visage et la voix de sa tortionnaire. Même si mourir signifie aussi oublier les autres visages. Les autres voix. Ses chers souvenirs.
Il revit les dernières heures en boucle. Une rediffusion infernale.
Tous les coups qu’il a reçus, toute cette haine, cet acharnement. Coups de barre de fer, de pied, de poing… Brûlures de cigarette. Et la lame du couteau, qui s’enfonce dans ses chairs déjà meurtries.
Les doigts de la main droite fracturés, la jambe gauche cassée.
Il ne pourra oublier cette horreur qu’en abandonnant la partie. Pas d’autre choix, désormais.
— Benoît, je… Je suis allée chez toi, finalement. Je… J’ai trouvé la note de l’hôtel, tu sais…
Il ouvre les paupières.
— Benoît, je t’en prie… Regarde-moi.
Au ralenti, il passe sur le dos. À l’aide de sa main encore valide et toujours attachée, il se hisse un peu pour s’appuyer aux herses glacées. Puis il tourne vers elle un visage méconnaissable. Ravagé.
Elle fixe son œuvre avec effroi.
— Tu as compris, maintenant ? demande-t-il d’une voix écorchée de souffrance.
— Non, je ne comprends pas, avoue-t-elle. Je ne comprends pas ce qui s’est passé…
— Lydia… Quelqu’un t’a manipulée… Quelqu’un qui voulait que… je disparaisse… C’est pourtant simple. Si seulement tu… tu m’avais écouté…
La jeune femme se pose sur le sol.
— Pourquoi ? Pourquoi quelqu’un nous a fait ça ?
Elle se remet à pleurer. À ses yeux, il comprend qu’elle a déjà versé beaucoup de larmes.
Son cœur se réchauffe. Finalement, il va survivre à ce purgatoire. Si toutefois elle consent à agir. À agir vite.
— Lydia… Appelle une ambulance, s’il te plaît… Et détache-moi de cette putain de grille !
Elle secoue la tête.
— Si… Si je te libère, je vais… Je vais aller en prison !
— Lydia, je t’en prie… Ne me laisse pas mourir !
Elle sanglote derrière son rempart, cache son visage honteux dans ses mains.
— Je veux pas qu’on m’enferme à l’asile !
— Je… Je t’aiderai, assure Benoît. Je ne t’enfoncerai pas… devant le juge. J’expliquerai que… Que tu me croyais coupable, que tu as été manipulée… Si tu me sors de là, je ferai mon possible, je te le promets…
Elle se relève, chasse ses larmes avec la manche de son pull.
— Tu veux quelque chose de chaud, Ben ? Un café ou un thé ?
Un café ? Un thé ? Et pourquoi pas un magazine pour occuper mon temps libre ?!
— Je… veux une ambulance, Lydia…
— Je vais te chercher ça… Ne bouge pas !
Elle disparaît dans les escaliers, il ferme les yeux.
Bouger ? Et comment ? Une seule jambe, un seul bras, une seule main. Le compte n’y est pas. L’anémie, la faim, la soif. L’épuisement. L’addition est trop lourde.