— Mais tu m’en veux trop ?
Il s’efforce de rester calme. Si je t’en veux ?! Pas le moins du monde ! Tu m’as torturé, privé de nourriture, logé une balle dans l’épaule, insulté, humilié… Tu as détruit ma vie. Mais non, je ne suis pas rancunier !
— Oui, je t’en veux, Lydia… Parce que tu ne m’as pas cru… Parce que tu m’as fait mal aussi. Mais ce n’est pas pour ça. Si tu n’agis pas maintenant, je vais mourir. Et je n’ai pas envie de mourir ! J’ai un fils et une femme qui ont besoin de moi…
— Ce n’est pas moi qui t’ai blessé, dit-elle. C’est Aurélia.
Le cœur de Benoît se comprime. Bien pire que ce qu’il pensait. Elle essaie encore de l’embrasser, il accepte de lui rendre son baiser. Il ferait n’importe quoi pour survivre.
— C’est Aurélia qui t’a torturé… Il faut le lui pardonner… Elle a tellement souffert.
— Oui, je sais. Je lui pardonne. Mais toi, Lydia, tu peux me sauver la vie… Je sais que tu ne vas pas me laisser agoniser dans cette cave…
Elle est blottie contre lui, il malmène son bras pour aller caresser son visage, collé au sien.
— Tu crois qu’on pourra se revoir, après ? espère-t-elle.
— Oui, bien sûr… Autant que tu veux…
— Et puis tu m’abandonneras, comme toutes les autres !
— Non, pas toi… Parce que toi, c’est différent…
Il tyrannise son imagination, prend une voix sucrée, persuasive, corruptrice.
— On a vécu tant de choses, tous les deux… Non, toi je ne t’abandonnerai pas…
Elle sourit, l’embrasse à nouveau. Glisse une main sous sa chemise.
— Pas maintenant, dit-il. J’suis pas en état… Plus tard…
— D’accord, je ne suis pas pressée.
Elle se relève, il est de nouveau lacéré par le froid.
— Je vais préparer le dîner… Je pense que tu dois avoir faim, non ?
Il est au bord du désespoir, de l’abandon. Mais se force à essayer encore.
— Lydia, tu dois me rendre ma liberté, à présent. Tu dois me sauver la vie… Appelle les secours, je t’en prie…
Elle baisse les yeux puis sort de la cage. Avant de fermer, à double tour.
— Lydia !
Elle ouvre les menottes.
— Tu vois, je te détache…
— C’est bien… Mais il faut me relâcher, maintenant…
— Je vais revenir, ne t’inquiète pas…
Elle prend soudain la fuite, le silence explose dans le cachot humide et glacé.
Cette fois, Benoît a l’impression de toucher le fond de l’abîme.
Fabre stoppe la voiture devant le pavillon.
Gaëlle n’a pas ouvert la bouche depuis qu’ils ont quitté le commissariat. Ils sont tellement mal à l’aise, tous les deux.
— Voilà, vous êtes chez vous… Je suis désolé de ce qui s’est passé. Vraiment désolé… Vous serez convoquée devant le juge, la semaine prochaine.
— Je vais aller en prison ?
— Non… Vous n’avez rien à craindre.
— Juste le scandale et la honte ! Mais je m’en fous, maintenant… Vous… Vous devez penser que je suis une moins que rien, ajoute Gaëlle en fixant la route.
— Non, assure le flic. J’ai compris que vous étiez désespérée, malheureuse… C’est ce qui vous a poussée à… À déraper.
— J’aurais dû quitter Benoît… Mais je ne peux pas vivre sans lui. Et j’ai du mal à vivre avec lui… Vous allez me le ramener, n’est-ce pas ?
— Je vais tenter l’impossible, madame. Mais je ne vous cache pas que les chances de le retrouver vivant sont désormais bien minces…
— Je sais, répond Gaëlle avec douleur. Mais je veux garder espoir… Même s’il ne voudra sans doute plus de moi, lorsqu’il apprendra…
— S’il vous aime, il pardonnera. Vous lui avez bien pardonné, vous, non ?… Essayez de vous reposer, maintenant.
— D’accord… Merci, commandant. Vous savez, Benoît est vivant. Je le sens…
— On n’abandonnera pas les recherches, madame. On fera tout ce qui est en notre pouvoir, je vous le promets…
— S’il ne revient pas, je ne sais pas ce que je vais devenir… ça me tuerait, je crois…
La gorge de Fabre se serre.
— Pensez à votre fils, madame Lorand. Il a besoin de vous, ne l’oubliez jamais.
— Vous avez raison… Bonsoir, commandant.
Elle quitte le véhicule et se dirige, d’un pas lent, vers la maison sans âme.
Fabre manœuvre pour quitter l’impasse et son regard s’attarde brusquement sur le pavillon voisin de celui des Lorand. Le domicile de Mme veuve Guichard, si sa mémoire est bonne. Les volets sont toujours fermés, le courrier déborde de la boîte aux lettres. La mamie est donc toujours à l’hôpital. Morte, peut-être, à l’heure qu’il est.
Lydia n’ose même pas redescendre.
Assise dans l’obscurité, sur le canapé, elle n’a pas songé à allumer la lumière, s’est laissé vaincre par les ténèbres.
Depuis combien d’heures est-elle là, confrontée à ses interrogations ? Avec les clefs de la liberté au fond de sa poche.
Je ne peux pas le laisser mourir. Je ne veux pas aller en prison.
Insoluble équation, dilemme meurtrier. Pourtant, il faut choisir, maintenant. Lui ou moi.
Aurélia la surveille fixement, malgré l’obscurité. Lydia la devine dans la maigre lueur d’une lune en déclin.
Elle seule est capable de reconnaître qui est qui, sur ce cliché. Même ses parents ne sauraient pas. Si semblables, dehors comme dedans. Et pourtant, si différentes.
Après la disparition de sa jumelle, Lydia a dû affronter seule ce monde hostile. Alors que ce n’était pas prévu. Alors qu’elle était née pour être deux.
Oui, après l’enlèvement, Lydia a ressenti une déchirure gigantesque, monstrueuse. Comme si elle n’avait plus qu’un seul œil, un seul poumon, une seule jambe. Et plus que la moitié du cerveau, la moitié du cœur.
De quoi plonger tête la première dans une boue névrotique et aujourd’hui encore vers des abysses effrayants.
Trop dur de continuer seule. Alors, Lydia l’a ressuscitée en elle.
Un corps pour deux, c’est tout.
Un carcan un peu étroit. Pour grandir, s’épanouir. Exister.
Son esprit rejoint le prisonnier qui agonise dans sa cave.
Oui, il souffre. Elle en est consciente. Oui, il va mourir.
Mais ce ne sera pas vraiment de sa faute.
Être deux comporte aussi ses avantages. La faute est partagée. Le fardeau, moins lourd à porter. Sauf que Lydia aime Benoît. Ne peut plus le nier, ce soir.
Ces mois passés à le suivre, à l’observer, à le regarder vivre. À l’étudier dans les moindres détails… A ne songer qu’à lui, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Haine et passion se sont intimement mêlées jusqu’à en devenir inextricables.
Et tous ces jours près de lui. Dans cette intimité que peu de gens atteignent.
Non, personne ne le connaît comme moi. Personne n’a pu le toucher aussi profondément.
Lydia prend soudain le chemin du sous-sol. Sans trop savoir ce qu’elle va y faire. Pour le voir, tout simplement.
Elle pousse la porte grinçante mais ne descend pas les marches, s’assoit sur celle du haut. Elle n’a pas allumé l’ampoule de la cave, mais celle du corridor leur concède un faible éclairage.
— Lydia ? espère une voix faible.
— Oui, je suis là.
— Lydia, s’il te plaît… J’ai mal, j’en peux plus… Me laisse pas crever !
— Faut que je te dise quelque chose, Ben… Je… Je crois que je suis amoureuse de toi…
En bas, Lorand se fige. Cette confession le surprend à peine, pourtant.