D’ailleurs, il y a sans doute plusieurs rats. C’est un animal grégaire, en général.
En observant le rongeur qui s’affairait à dénicher quelque chose à becqueter, des idées ont germé dans son esprit. Effrayantes.
S’il arrivait à le choper, il pourrait le bouffer.
Ça y est, ses gènes civilisés s’atrophient. Lentement mais sûrement.
Bientôt, il songera peut-être à dévorer Lydia. Heureusement qu’elle est inaccessible…
Mais il n’est pas encore tombé si bas.
Il espère qu’il n’atteindra jamais ces extrémités, même en pensée.
Qu’on le sortira de là avant.
Ou qu’il crèvera avant.
Si seulement il pouvait se donner la mort… Mais comment ?
Aujourd’hui, temps gris. Pas de soleil pour lui indiquer l’heure du déjeuner qu’il ne mangera pas.
Il s’oblige à quelques mouvements, de son bras et de sa jambe encore valides.
Et soudain, une nouvelle angoisse l’étreint.
Lorsqu’ils me retrouveront, à quoi je ressemblerai ? Pas lavé, pas rasé, une dizaine de kilos en moins… Si Gaëlle me voit dans ce pitoyable état, elle ne m’aimera peut-être plus ? Mon fils aura sans doute peur de moi…
Bizarre de s’inquiéter pour ça.
Parce que peut-être qu’ils le retrouveront à l’état de squelette.
Ce qui réglera définitivement ce léger souci de coquetterie.
Centre hospitalier Saint-Jacques de Besançon, service de cardiologie, 13 h 30
Comme la plupart des gens, Fabre, hypocondriaque de surcroît, déteste les hôpitaux.
Par mesure de précaution, il a demandé au chef de service, petit gringalet arrogant et atrabilaire, l’autorisation d’interroger Mme veuve Guichard, qui a survécu à un infarctus du myocarde. Vingt minutes, pas plus ! a concédé le nabot acariâtre.
Auguste cherche donc la chambre 307, en évitant de respirer trop fort, des fois qu’il chope un des miasmes qui s’épanouissent pleinement dans ces couloirs, jusqu’à en devenir indestructibles… S’il avait osé, il aurait demandé au chirurgien de lui prêter un de ses masques !
Il frappe trois coups contre la porte, n’obtient aucune réponse. Normal, la télé beugle à tue-tête ; Les Feux de l’amour, cette éternelle série qui ne disparaîtra des écrans qu’après une catastrophe nucléaire mondiale.
Il y a deux lits dans la 307. Deux mamies scotchées à la lucarne. Et qui, soudain, dévisagent de leurs petits yeux perçants cet inconnu qui ose profaner leur territoire à une heure indécente.
— Bonjour, mesdames. Excusez-moi de vous déranger… Je cherche Mme Guichard…
L’occupante du lit fenêtre se redresse légèrement.
— C’est moi…
Il s’approche, tout sourire, brandissant sa carte marquée aux couleurs rassurantes de la nation française.
— Bonjour, madame, je suis le commandant Auguste Fabre, police judiciaire…
A son air, il comprend qu’elle n’a pas entendu la tirade. La concurrence est rude avec la télé, il répète donc en haussant le ton.
— La police ?
— Oui, madame… Mais ne vous inquiétez pas, il n’est rien arrivé de grave…
— Ah…
— Euh… Pourrait-on baisser le volume de la télévision ? J’ai à vous parler…
Il n’attend pas la réponse, s’empare d’autorité de la télécommande, coupe la parole à une sorte de blondinet prépubère. Sacrilège.
La mamie côté porte le flingue du regard. Il feint de ne pas remarquer l’agression, pose la télécommande en lieu sûr.
— Voilà, madame, je viens vous voir au sujet de Benoît Lorand, votre voisin…
— Mon voisin ? Et pourquoi ?
— Il a disparu, madame.
— Disparu ? s’étrangle Mme Guichard. Mais comment ça ? Il est mort ?!
— Non, pas encore. Il a juste disparu. On n’a plus aucune nouvelle de lui… Il a peut-être été enlevé, mais nous ne savons pas vraiment…
— Ça alors… Il y a longtemps ?
— Depuis le 13 décembre.
Elle effectue un rapide calcul mental, s’aperçoit que le flic en pantalon de velours n’a pas été spécialement rapide sur ce coup-là.
— Et vous pensez qu’il est ici, sous mon lit ? nargue la mamie.
Fabre est surpris. Il reste quelques secondes sans voix.
— Euh, non, je… Je voulais savoir si vous aviez remarqué quelque chose d’anormal dans le quartier ou près de la maison de vos voisins…
— Le 13 décembre, j’étais déjà ici, rappelle la patiente.
— Oui, je suis au courant…
Finalement, la pensionnaire côté porte, trouvant la discussion plus croustillante que la série, l’écoute sans aucune gêne.
— Mais peut-être que vous avez noté des allées et venues particulières dans les jours qui ont précédé votre hospitalisation…
Mme veuve Guichard réfléchit.
— Maintenant que vous le dites…
— Oui ? espère Fabre en armant son stylo.
— Je me promenais avec Horace…
— Horace ? C’est qui ?
— Mon chien !
— Ah, je vois… Excusez-moi, continuez…
— Je sortais donc Horace et j’ai vu encore cette fille…
— Quelle fille ?
— Une fille que j’ai remarquée plusieurs fois, juste en face de chez eux… Ce qui m’a semblé curieux, c’est qu’elle restait tout le temps dans sa voiture… comme si elle attendait quelqu’un ou… qu’elle surveillait quelque chose. Une fois, par la fenêtre, je l’ai même surprise en train de zyeuter chez les Lorand avec une paire de jumelles !
Fabre se met en alerte. Enfin, il tient quelque chose.
— Pouvez-vous m’en dire plus ? À quoi ressemblait-elle ?
— Je l’ai vue une fois de près, le matin où je promenais Horace… C’est une jolie fille, avec les cheveux roux, longs et ondulés. Ça ne lui a pas plu que je la regarde de trop. Alors du coup, elle a mis son auto en marche et elle est partie…
— Vous avez donc repéré cette jeune femme à plusieurs reprises dans votre rue, alors qu’elle épiait les Lorand, c’est bien ça ?…
— C’est ça, monsieur le commissaire.
— Commandant, rectifie Fabre par souci d’humilité. Et… À votre avis, pourquoi ?
— Ce que j’en sais, moi ! Vous savez, le petit Benoît, il est un peu…
— Un peu quoi ?
— J’ai comme l’impression qu’il est porté sur la chose, vous voyez…
— Je vois, oui ! acquiesce Fabre en souriant. Qu’est-ce qui vous permet d’affirmer ça ?
— Je l’ai déjà surpris à ramener des filles à la maison, pendant que Gaëlle n’était pas là, si vous voyez ce que je veux dire…
Il ne s’était pas trompé. Mieux qu’une armada de caméras de surveillance : une mamie postée derrière une fenêtre !
— Vous voulez dire qu’il trompait son épouse ?
— Ah, j’en sais rien, moi ! J’ai pas dit ça…
— Hum… Et cette fille ? Est-elle déjà entrée chez eux pendant que Gaëlle était absente ? Les avez-vous aperçus ensemble ?
— Non, jamais.
— Il ne s’agirait donc pas d’une de ses maîtresses ?
Elle hausse les épaules.
— Bon… Et pourriez-vous me donner un détail qui m’aide à identifier et à retrouver cette jeune femme ? Quel âge avait-elle, selon vous ?