— C’est pourquoi ? grogne-t-il.
— Bonjour, monsieur…
Éric montre immédiatement patte blanche. Non, je ne suis ni un cambrioleur, ni un représentant en aspirateurs défectueux, ni un témoin de Jéhovah. Juste un honnête policier.
— Vous cherchez Mlle Hénaudin ?
— On ne peut rien vous cacher ! ironise Thoraize. Elle rentre à quelle heure ?
— Ça fait longtemps qu’elle rentre plus !
— Ah bon ? Expliquez-vous…
— Ça fait des mois qu’elle n’habite plus ici… Elle passe, de temps en temps, récupérer son courrier mais…
— Vous savez où je peux la trouver ?
— Non, elle m’a pas dit où elle allait !
— Vous la connaissez bien ?
— Pas plus que ça. Elle est un peu… bizarre.
— Bizarre ? C’est-à-dire ?
— J’sais pas… bizarre, c’est tout !
— Et elle est comment, physiquement ?
Le retraité hargneux affiche soudain une mine de pervers lubrique.
— Très mignonne, monsieur ! Ouais, une belle plante, comme on dit !
— Mais encore ?!
— Elle est grande, avec de beaux cheveux longs…
— De quelle couleur ?
— Une rouquine, monsieur !
Thoraize se fige.
— Vous êtes sûr ?
Question stupide.
— Évidemment que je suis sûr ! s’offusque le papy grincheux. Qu’est-ce que vous croyez ? J’ai des lunettes mais je suis pas aveugle !
— Oui… Et… que pouvez-vous me dire de plus à son sujet ?
— Qu’est-ce que vous lui voulez ? demande-t-il d’un ton soupçonneux.
— Nous aurions besoin de l’interroger en qualité de témoin…
— Ah…
— Que fait-elle dans la vie ?
— Elle travaille à la mairie, j’crois bien…
— À la mairie ?!
— Oui, c’est ça…
— Bon, je vous remercie de votre aimable coopération, monsieur.
Thoraize redescend les marches trois par trois. Rejoint son véhicule de service et attrape sa radio. Lui qui n’a jamais de chance, d’habitude…
Hôtel de police, 16 heures
Fabre réunit ses collaborateurs les plus proches. En l’occurrence, Thoraize, l’heureux gagnant à la super loterie du jour ; et Djamila qui ne semble plus très motivée par cette enquête.
— Bon, je viens de téléphoner à l’hôtel de ville, annonce le commandant. Lydia Hénaudin n’y a pas mis les pieds depuis des mois… D’après ce que m’a dit le DRH, elle est en congé maladie longue durée depuis cet été…
— Ça ne nous avance guère, soupire Fashani.
— J’ai pas fini, tranche Fabre. J’ai donc appelé ses parents, qui habitent Biarritz… Malheureusement, je n’ai pas réussi à les joindre. Mais j’ai laissé un message sur leur répondeur. J’espère qu’ils pourront nous dire où se trouve leur fille… Je leur ai filé mon portable en leur disant de m’appeler à n’importe quelle heure.
— Si elle est à Biarritz, on est mal barrés, dit le capitaine.
— Ne soyez pas si défaitiste ! reproche le commandant. Je sais pas pourquoi, mais je sens qu’on tient la bonne piste ! J’aimerais que vous alliez interroger ses collègues de travail… Avant qu’ils ne soient partis du bureau.
Thoraize regarde sa montre.
— À cette heure-là…
— Vous n’allez pas vous y mettre aussi ? gronde Fabre. Exécution ! Chaque minute compte, ne l’oubliez pas…
Chaque minute s’étire à l’infini.
Benoît n’a pas bougé, depuis ce matin. Tout juste remué un orteil ou les lèvres. De l’autre côté de la vitre sale, l’heure sombre s’annonce. Les armées de démons se préparent à envahir la cage. Peut-être pour l’assaut final sur leur proie agonisante.
Soudain, le rat pointe ses moustaches près des barreaux. Le rat ou un rat. Mais il ne franchit pas la frontière.
Malin, l’animal ! Lui, ne se laissera pas claquemurer…
Benoît est obligé de pivoter lentement vers le cadavre afin de vérifier que le rongeur ne le flaire pas de trop près. Comme il n’a plus la force de crier, il tape du poing contre le mur. L’intrus prend la fuite.
Au moins un qui a encore peur de moi… Peur de la loque humaine que je suis devenu.
Il claque des dents, resserre la couverture sur ce qui reste de son corps.
Mais avoir froid ou avoir mal, c’est encore être vivant.
Hôpital Saint-Jacques, 17 heures
Elle se dirige vers la chambre 14. Elle pourrait s’y rendre les yeux fermés, tant ce chemin lui est désormais familier.
Cruellement familier.
Elle ferme la porte derrière elle, s’approche du lit.
— Bonsoir, ma chérie…
Bien sûr, elle n’obtiendra aucune réponse.
Elle s’assoit sur le fauteuil, contemple avec amour le visage serein de sa fille. Elle prend sa main dans la sienne, y dépose un baiser, continue à lui parler tout bas.
Comme chaque soir.
— Tu sais, Manon, je me suis amusée à faire les soldes, entre midi et deux ! Et je t’ai acheté un joli T-shirt… Je suis sûre qu’il va te plaire ! Bon, c’est pas la saison, je sais bien… Mais l’été prochain, tu pourras le mettre, tu verras !
Le corps sous assistance respiratoire ne la contredit pas.
— Il y avait un monde fou, dans les magasins !…
Une infirmière entre pour changer la perfusion, piétinant leur intimité sans vergogne.
— Bonsoir, Emma…
— Bonsoir, docteur Waldeck, répond respectueusement la blouse blanche.
Elle n’ajoutera d’ailleurs rien d’autre. Que dire à cette mère éplorée qui, chaque jour depuis des mois, vient espérer l’impossible ?
L’intruse disparaît, Nina comprime la main de sa fille dans la sienne. S’approche encore de son visage et chuchote :
— Tu sais, ma chérie… Il faut que je te dise que…
Une larme s’échappe de son œil pourtant vigilant.
— Ce salopard ne fera plus jamais de mal… Il va bientôt disparaître… Définitivement !
La grande nouvelle n’atteint pas le cerveau éteint de Manon. Pas plus que son cœur maintenu en action par une machine barbare.
Son cœur qui a battu trop fort et trop vite pour un homme dénué de pitié, de remords.
Un homme qui l’a possédée, dans tous les sens du terme, avant de la reléguer au rang des souvenirs de chasse.
Oui, ce cœur fragile d’une étudiante de dix-neuf ans n’a pas supporté le poids d’une passion brutale, soudaine et finalement trahie.
Mais il ne sévira plus, désormais. Ne fauchera plus d’autres cœurs, d’autres vies. Lui qui n’a même pas su que sa jeune conquête avait sauté par la fenêtre pour parvenir à l’oublier, un jour de printemps. Lui qui ne le saura jamais.
— Il faut que j’y aille, maintenant, murmure Nina en embrassant le front de sa poupée brisée. J’ai encore deux patients, ce soir… Mais je reviens demain. Et demain, tu ouvriras les yeux, ma chérie… N’est-ce pas ?
Demain, tu ouvriras les yeux sur ce monde débarrassé de celui qui t’avait forcée à les fermer…
Prière d’une mère. Prière d’une meurtrière. Waldeck quitte l’hôpital, monte dans sa voiture. Ce fumier de Lorand doit être mort, à l’heure qu’il est. Pourtant, elle espère qu’il agonise encore dans ce trou immonde. Qu’il agonisera longtemps, jusqu’à ce que Manon revienne parmi les vivants.