Il n’oublie jamais, se souvient de l’endroit exact de chacune des sépultures qu’il a lui-même creusées avec soin.
Encore quelques pas et le voilà près de la stèle invisible. Il reste pétrifié un instant, statue de sel au milieu des arbres. L’effroi a figé son cœur.
Quelqu’un a osé. Quelqu’un a profané la tombe de sa chère petite âme blanche… Aucun doute possible, la terre a été retournée récemment. Et même si elle a été tassée, même si une couche de gel recouvre la forêt, il ne peut s’y tromper.
Tout comme il n’a pas pu se tromper d’endroit.
C’est bien ici, entre ces deux arbres majestueux, près de ce rocher à la forme si particulière, qu’Aurélia a dit adieu au ciel et aux étoiles.
Ses doigts lâchent la fleur qui rejoint le sol blanchi.
Il s’agenouille, effleure d’une main tremblante la scène du crime.
Reste là, pétrifié par sa découverte, de longues minutes…
… Et soudain, un bruit dans son dos l’oblige à se retourner.
Son visage ingrat se déforme, ses yeux s’arrondissent de façon grotesque.
Il fixe le revolver pointé sur son front. Il est déjà à genoux, il ne lui reste plus qu’à implorer. Il tremble comme les feuilles du frêne sous le vent mourant.
— Non…
— C’est fini, Joachim…
— Non ! Ne faites pas ça ! Docteur, non !
La détonation fracture le silence ; le pénitent, touché en pleine tête, s’écroule sur la tombe de sa dernière victime…
… Nina s’éveille en sursaut. Jambes molles, souffle court.
Oui, il est là-bas, en ce moment même. Elle devrait y être aussi.
Mais si elle abat Joachim, les flics auront la tâche facile ; feront très vite le rapprochement.
Quel est le point commun entre Lydia et Joachim ? La seule personne à les connaître tous les deux ?
Leur psychiatre.
Dont la fille a été la maîtresse de Lorand, avant de se jeter du troisième étage.
Alors, elle repose sa nuque sur l’oreiller. Ferme les yeux.
Je ne peux abandonner Manon. Elle a trop besoin de moi.
Je trouverai une autre solution. J’arriverai bien à le pousser au suicide.
8 heures
Benoît cligne des yeux. Le soupirail lui injecte un zeste de lumière dans les pupilles.
Il émerge de son abri de fortune, repousse un peu la couverture. Personne, derrière la grille.
Le jour les aura fait fuir, sans doute. Tous ces monstres qui ont peuplé son errance nocturne.
Il est tranquille jusqu’à ce soir.
La fièvre ébouillante son cerveau qui baigne dans une lave incandescente.
Ses yeux moribonds suivent lentement chaque barreau, montent et descendent le long des tiges métalliques. Dans un halo curieusement lumineux, flottent des visages familiers, des sourires rassurants. Gaëlle, Jérémy, sa mère, son père… Ce qui reste de ses souvenirs, en train de se désagréger lentement dans l’oubli terminal.
Il tend le bras vers ces mirages. Son bras qui retombe doucement sur le sol. Ils sont là, tous là. Ne l’ont pas oublié, pas encore enterré.
Ils l’attendent, avec un espoir qu’il ressent jusqu’au tréfonds de son être.
Encore quelques larmes, brûlantes, dont il goûte la saveur salée sur ses lèvres bleuies.
Tout est si calme, si triste.
Mais soudain, il sourit. Montre les dents à l’adversité. Et murmure :
— Quand je serai mort, je pourrai rentrer chez moi…
Oui, rentrer à la maison. Quitter ce trou à rats.
D’ailleurs, cette nuit, l’un d’eux a dévoré le visage de Lydia.
14 h 30
Dans la voiture banalisée, aucune parole n’est échangée. Les trois flics sont fatigués.
Les parents de Lydia ont enfin daigné rappeler, vers midi. Ils étaient en vacances. Tout simplement. Un petit voyage au Maroc, avec un groupe de retraités.
Aucun doute, la jeune femme vit bien là, recluse dans cette baraque isolée depuis des mois. Même s’ils ont rompu le contact avec leur progéniture déviante, ils savent au moins cela…
Alors, Fabre a décidé d’y retourner. La demoiselle sera peut-être rentrée, en ce début d’après-midi. C’est Thoraize qui conduit, un peu nerveusement, tandis que Djamila fume sa clope à l’arrière.
Ils arrivent enfin devant le sinistre portail, abandonnent la voiture sur le bord de la départementale.
— Vachement accueillant comme endroit ! marmonne Fashani.
— Ouais, c’est encore mieux de nuit ! rétorque Éric en poussant la grille.
Ils montent les marches du perron, tambourinent encore contre la porte. Fabre soupire.
— Putain ! Mais où elle est cette fille ?!
— Si elle a quelque chose à voir avec la disparition de Benoît, elle a peut-être mis les voiles, suggère Djamila entre deux claquements de dents.
— Peut-être, concède Thoraize. Bon, qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? On rentre ?
Ils rebroussent chemin, encore plus épuisés qu’à l’aller. Mais Auguste s’immobilise brusquement : hier soir, dans l’obscurité, il n’avait pas remarqué la voiture blanche, garée le long d’un vieil abri métallique recouvert par un lierre affamé.
— Sa Clio est là, murmure-t-il.
— Et… Vous croyez qu’elle est dans la maison mais refuse de nous ouvrir ? demande Djamila.
— Peut-être… On va jeter un œil dans le hangar !
Il pousse la porte. Une voiture noire dort sagement dans la pénombre.
— Putain ! C’est l’Audi de Ben ! s’écrie Thoraize.
Ils restent paralysés un instant. Ça y est, ils sont au bout.
Le trio se précipite à nouveau vers la maison. Ils ne prennent pas la peine de s’annoncer, cette fois. Thoraize dégaine son arme, explose la serrure. Tant pis pour la procédure.
Ils débouchent dans un sombre corridor, essaient d’allumer la lumière, en vain.
Ils ont leurs flingues à la main, au cas où. Visitent chacune des pièces.
C’est Djamila qui découvre l’accès menant au sous-sol. En file indienne, ils s’enfoncent dans les entrailles de la maison.
La porte grince.
Ils descendent les marches en ciment, s’immobilisent devant l’horreur de la scène qui s’étale sous leurs yeux.
— Ben ! hurle Thoraize en s’acharnant sur la grille. Ils contemplent Lorand, inerte contre le mur.
Paisiblement endormi.
— Ben, tu m’entends ?
— Poussez-vous ! ordonne Fabre.
Les deux flics s’écartent, se bouchent les oreilles ; le commandant tire deux fois pour venir à bout de la serrure.
Thoraize bouscule son supérieur, se rue vers son ami ; Djamila porte les mains à sa bouche, étranglée par l’angoisse. Elle considère tour à tour le cadavre défiguré de Lydia et le corps de son ancien amant.
Thoraize se relève. Son regard ne leur accorde aucun espoir.
Épilogue
15 h 30
Djamila s’est assise sur la dernière marche. Elle pleure, à chaudes larmes. Sans retenue, sans pudeur.
Voilà, c’est fini. Plus jamais il ne la serrera dans ses bras. Ne lui chuchotera ses mensonges captivants à l’oreille.
Plus jamais.