Bernard Pivot
Les mots de ma vie
Pour Bérengère
Un mot d’accueil
Il est impossible de résumer une vie en un mot. En trois peut-être : naissance, vie et mort. Mais c’est un peu court. Il en faut plus pour faire un livre. Ça tombe bien : notre mémoire est pleine de mots. Il suffit de puiser dedans. En choisissant ceux qui ont compté. Des mots inévitables comme amour, amitié, homme, famille, vieillir, etc. Mais aussi des mots qui ont illustré, ponctué ou éclairé une existence à nulle autre pareille, entendons par là qu’il n’y a pas sur terre deux parcours qui se confondent. Le destin sait nous départager.
On trouvera donc dans ce dictionnaire très personnel des mots qui m’ont accompagné dans ma vie professionnelle comme, précisément, dictionnaire et mot. Plus apostrophe, orthographe, écrivain, lecture, bibliothèque, guillemets… À ceux-là s’ajoutent une ribambelle d’autres mots qui relèvent de ma vie privée, de mes souvenirs intimes, de mes manières d’être, de ma psychologie d’enfant et d’adulte, de mes trucs, de mes manies, de mes rêveries, de mes bonheurs, de mes chagrins, de mes petites aventures d’homme devenu public grâce à une succession de clins d’œil du hasard. Voici les mots-valises d’un voyageur retourné sur ses pas. Le mot à mot d’un type qui a enregistré des mots prononcés par les plus grands écrivains de son époque. Les mots de passe d’une sentinelle de la littérature et d’un maître d’hôtel intermittent de l’hédonisme. Tous ces mots n’ont pas la prétention de raconter une vie de A à Z, mais d’en faire surgir des senteurs, des sons et des couleurs.
Tout cela est-il vrai ? Oui, mais pendant que je plongeais en apnée dans ma mémoire, mon imagination ne cessait de fonctionner, et même, comme la chair, d’exulter. De sorte que le livre contient aussi, ici ou là, de petites choses inventées, suscitées par ce supplément de vivre et de jouir qu’on appelle l’humour.
Enfin, tandis que j’écrivais, je continuais de lire. De relire. D’attraper au vol des mots qui me plaisent parce qu’ils sont beaux, amusants, classiques, désuets, modernes ou bizarres. Ils avaient leur place dans ce livre, à côté des mots autobiographiques, puisque, indirectement, à travers des écrivains que j’aime et que je cite, ils racontent eux aussi le lecteur que je suis et l’homme que j’ai été. Les Mots de ma vie, c’est aussi ma vie avec les mots.
S’il faut justifier le recours au dictionnaire pour évoquer les élans de ma mémoire, c’est parce que celle-ci n’est jamais chronologique. Elle est vagabonde, capricieuse. Elle ne livre que ce qu’elle veut, quand elle le veut. Elle admet la sonde, la pioche, jamais la charrue ou le râteau. Alors, on en retire des mots auxquels souvent sont encore accrochés des os et de la chair, des grimaces ou des rires. Après, il faut bien les classer.
Autre raison plus personnelle d’avoir choisi cette forme d’ouvrage : comme on le verra plus loin (> Dictionnaire), j’ai aimé les mots avant d’aimer les livres. J’ai lu un dictionnaire avant de lire des romans. J’ai vagabondé dans le vocabulaire avant de me promener dans la littérature.
Sur ces mots…
On ne trouvera pas dans ce livre le récit de mes rencontres d’Apostrophes et de Bouillon de culture avec les écrivains. Je l’ai fait en répondant aux questions de Pierre Nora dans Le Métier de lire. Rien non plus sur la vigne et le vin, sujet de mon Dictionnaire amoureux du vin.
Ad hoc
Rien de plus sérieux que cette locution adjective employée par les juristes pour dire que c’est l’administrateur, l’aréopage ou le plénum qui convient. Mais chaque fois que je lis qu’Untel est le personnage ad hoc pour faire ceci ou cela, je ne peux m’empêcher de me le représenter en Haddock, capitaine au long cours des aventures de Tintin, barbu, poivrot et colérique.
Et lorsque j’apprends que le gouvernement a constitué un comité ad hoc pour remettre un rapport sur un problème pendant, j’en entends aussitôt les membres se lancer à la figure des crétins des Balkans ! bachi-bouzouks ! ectoplasmes ! pirates ! analphabètes ! et autres joyeux jurons de Haddock.
Dans l’homonymie, le haddock, églefin fumé, ne fait pas le poids par rapport au capitaine. Grande victoire de l’alcool sur l’eau, constaterait Haddock en s’envoyant une rasade de whisky.
Admiration
Je suis devenu un homme quand j’ai commencé d’admirer.
Aucun professeur n’avait suscité chez moi de l’admiration. Et moins encore de la passion, comme certains en font la confidence quand ils écrivent leurs Mémoires. Le prof dont on suit les cours avec enthousiasme et pour lequel on s’efforce d’accéder à l’excellence, puis d’y demeurer, je n’ai pas connu. Peut-être par un manque de générosité. Ou bien parce que je ne savais pas encore distinguer une parole qui aide à vivre des mots qui aident à passer dans la classe supérieure. Je n’étais pas assez mûr ou sensible pour me laisser envahir par une vibration, un appel d’air ou une lumière un peu fantasque.
Je ne m’admirais pas non plus. Il n’aurait plus manqué que ça ! J’avais des petits moments de fierté — un zéro faute à une dictée, une passe décisive au foot, un tango joliment dansé, un compliment surpris entre deux portes sur la beauté de ma mère —, mais rien qui pouvait me donner à croire que je n’appartenais pas au gros du troupeau de la jeunesse de l’après-guerre. Et pas en tête du troupeau, ni à la queue, non, dans la bousculade de la multitude.
Admirer n’est pas un don inné. Aimer ou détester, adorer ou abhorrer, chérir ou haïr, c’est spontanément naturel. Avec le temps on apprend pourquoi, même si « le cœur a ses raisons que la raison ne connaît point ». En se creusant un peu la cervelle on arrive quand même à savoir. L’admiration est un sentiment beaucoup plus subtil, à la fois esthétique, intellectuel et moral. Elle est fugace, la joie qu’un adolescent ressent devant une œuvre d’art, un livre ou à l’écoute d’une musique, tandis que l’admiration pour un adulte exige une ferveur durable, une constance de l’esprit et du cœur. Elle doit sans cesse s’alimenter de nouveaux motifs d’étonnement et d’émerveillement. Et grand est le retentissement de la personne admirée sur le comportement du jeune admirateur. Je n’ai rien éprouvé de tel.
Je me rasais depuis longtemps le menton quand j’eus mes premières admirations pour des professeurs. Ils enseignaient au Centre de formation des journalistes. L’un d’eux, Michel Chrestien, traducteur de profession, écrivain d’occasion, érudit de nature, de son vrai nom Silberfeld, avait choisi de s’appeler Chrestien parce que dans Les Secrets de la princesse de Cadignan, un républicain, qui se nommait ainsi, mourait sur une barricade. Peu probable, pensait-il, que deux Michel Chrestien finissent tragiquement. Lecteur impitoyable, il vous fichait 2 sur 20 pour une redondance ou un cliché, et 18 pour une seule phrase qu’il lisait plusieurs fois à haute voix en en savourant la trouvaille de style. Il aimait déconcerter, surprendre, amuser, provoquer, stimuler. La plupart de mes camarades s’agaçaient de ses humeurs, alors que son esprit caustique et paradoxal me ravissait.
Après Michel Chrestien j’ai admiré beaucoup de journalistes, d’écrivains, d’artistes. Il n’est pas exagéré de dire que, à Apostrophes et à Bouillon de culture, j’ai fonctionné à l’admiration, carburant que je pompais dans d’inépuisables gisements de livres. Mais jamais adulateur ou dévot. Je tiens de je ne sais quel aïeul une malice que mon regard ne sait pas cacher et qui indisposait parfois des enseignants et des camarades. Michel Chrestien y a ajouté une certaine bonhomie rieuse et persifleuse.