« Mme de Staël regardait un jour M. de Barante dans une sorte de contemplation rêveuse. Tout à coup, elle s’écria :
— Quand je pense que j’ai aimé ça ! » (Victor Hugo, Choses vues).
« Gilbert, le pédéraste, rentrant par hasard dans le cabinet de toilette d’Émilienne d’Alençon, la trouvant à cheval sur le bidet et, du bout de sa canne, montrant avec dégoût l’entrejambe de la belle prostituée : “Quand on pense que c’est avec ça qu’on nous prend nos hommes !” » Paul Morand, Journal inutile, 1968–1972 (c’est Morand qui a souligné le ça).
Mais ça peut aussi désigner du beau et du bon. Vous devriez lire ça… C’est bien comme ça… Ça, c’est Paris !
« Le triomphe culinaire de la Bonne-Franquette, c’était un veau aux carottes, un de ces veaux aux carottes dont les véritables amateurs s’écrient : Je ne vous dis que ça ! » (Alphonse Allais, Amours, délices et orgues).
Un dessin de Sempé met en scène un homme qui, se contemplant avec satisfaction dans une glace, s’exclame : « Quand je pense que ça va disparaître, un jour, ça ! »
Couci-couça : moyen, ni bien ni mal, entre les deux. « Comment allez-vous ? — Couci-couça. »
Pour amateurs de conjugaison : « Savez-vous coudre ? — Couci-couça. »
Caboche
De la flopée de synonymes familiers ou argotiques du mot tête, caboche (qui serait une variante du mot picard caboce, la bosse) est le meilleur. Le plus compact, le plus minéral, le plus inébranlable. Quelle caboche ! Une sacrée caboche ! Avoir la caboche un peu dure, être entêté, ne céder sur rien. Un drôle de cabochard ! « Mais tu n’as donc rien dans la caboche ? » disait l’instituteur de mon village en tapant de son index replié sur la tête de l’élève, comme s’il frappait à petits coups sur une porte pour entrer.
On peut souffrir d’un mal de tête, se casser la gueule, recevoir un coup de boule, se fracturer le crâne. La caboche, elle, ne craint rien.
Cadole
Dans le Beaujolais, ainsi que dans le Mâconnais et le Chalonnais, la cadole est une cabane située au milieu des vignes. Construite en dur, avec sur le toit des tuiles rouges ou des tôles ondulées, elle était assez grande pour que le vigneron y range ses outils, sa sulfateuse, et même sa charrue. Les tracteurs en ont fortement réduit l’utilité, de sorte que beaucoup de cadoles ont disparu du paysage. Il en reste cependant assez pour entrer dans des circuits touristiques.
Dans la cadole du petit vignoble familial, j’ai passé, du 27 au 28 juillet 1944, une nuit comme de temps en temps les enfants en raffolent : étrange, désordonnée, rieuse, peccamineuse, hors du temps et dans un lieu inconfortable. Pourtant les circonstances étaient tragiques. Vers vingt heures trente, deux avions allemands avaient bombardé et mitraillé la petite ville de Beaujeu, distante de notre hameau d’environ quatre kilomètres à vol d’oiseau. Trois morts, des blessés, des maisons détruites. Nous regardions et nous entendions, non sans frayeur, les avions faire des cercles dans le ciel, tout à coup piquer ou lâcher leurs bombes.
Ma mère décréta qu’ils pourraient revenir la nuit, se tromper de cible et anéantir notre maison et nos vies. Elle décida que nous passerions la nuit dans la cadole où nous serions plus en sécurité. Le commis de la ferme nous aida à transporter de vieux matelas sur lesquels dormaient les vendangeurs, ainsi que de légères couvertures pour une nuit d’été. J’avais neuf ans, mon frère quatre, et nous accompagnait, outre ma mère, une petite Lyonnaise de mon âge qui était réfugiée chez nos amis vignerons.
Ce fut une nuit pleine d’étoiles et sans avions. Sous le regard toujours inquiet de ma mère, nous avons joyeusement pique-niqué sur l’herbe d’un charroir, sentier qui sépare deux vignes. Nous avons fait les lits à la diable sur la terre battue de la cadole, les matelas serrés les uns contre les autres. En dépit des remontrances et des menaces de punition, nous avons, la petite fille et moi, chuchoté, ri, nous nous sommes frôlés, chatouillés, mamourés jusqu’à une heure où la cadole, la porte ouverte, laissait entrer un peu de fraîcheur et l’illusion de la paix.
Calculer
« À la sortie de la boîte, je l’ai vu : il m’a calculée… »
Habile invention du langage des jeunes, cet emploi très élargi du verbe calculer.
Le garçon ne s’est pas contenté de dévisager la fille, de la regarder, de l’examiner, de la déshabiller, de l’expertiser. Il est allé plus loin. Constatant qu’elle lui plaisait, il a pesé ses chances de lui plaire. Il a jaugé son caractère. Il s’est demandé si elle aimait faire l’amour ou pas. Il s’est interrogé sur la meilleure façon de l’aborder et de la séduire. En quelques secondes, il l’a calculée. Au risque, évidemment, comme dans tous les calculs mentaux, de se tromper.
Canaille
Nos dictionnaires usuels ne suivent pas l’évolution du mot canaille. Certes, ils rappellent que sous ce terme vieilli sont rassemblés les gens malhonnêtes, la populace sans foi ni loi. Une canaille est une fripouille qui peut aller jusqu’au crime. Mais, déjà, la vieille canaille de Serge Gainsbourg se contente de lui voler sa femme, son porto et sa vaisselle. « Je s’rai content quand tu s’ras mort, vieille canaille. »
Puis il a suffi de montrer de la vulgarité avec un peu d’arrogance et de perversité pour être qualifié de canaille : des manières canailles, des airs canailles, des propos canailles.
Depuis quelques années, le mot n’est plus aussi péjoratif. Il a gagné en humour et cela lui a donné une meilleure image sociale. Ainsi appelle-t-on plats canailles quelques vieux plats de la cuisine française, comme les ragoûts, les potées, le bœuf miroton, la tête de veau, les rognons, les tripes, le boudin, le coq au vin, etc., tous ces mets d’autrefois qui s’opposent à la cuisine chic d’aujourd’hui et qu’on continue de manger en famille ou entre copains, sans façon, la serviette autour du cou, en buvant des vins de soif qu’on pourrait aussi appeler vins canailles.
L’expression « sieste canaille » est très employée dans le Midi par les estivants. C’est une sieste durant laquelle un couple ne se contente pas de dormir. On parle aussi de « sieste crapuleuse ».
Le mot commence à s’introduire dans les vêtements : une jupe canaille, un décolleté canaille, un slip canaille. Autrement dit, osés, provocateurs.
Il m’est arrivé de faire des Apostrophes canailles.
Carabistouille
L’un de mes 100 mots à sauver. En 2004, il ne figurait ni dans le Grand ni dans le Petit Robert. Mais il était présent, au pluriel, dans le Petit Larousse. « Par pitié, qu’on l’y laisse ! » suppliais-je. Non seulement il y est toujours, mais il a été récupéré par le Petit Robert. Qui écrit que c’est un mot belge. De fait, quand je suis allé à Bruxelles et à Lille présenter mon livre, les journalistes s’étonnaient qu’il fût ignoré des Parisiens, et plus encore des Français d’au-dessous de la Loire.