Je crois qu’il m’aimait parce que je lisais. Il y avait alors entre nous une connivence devant laquelle cédait son mauvais caractère, à tout le moins sa circonspection. Il s’installait à mes pieds ou sur ma table et ronronnait d’une affectueuse complicité littéraire. Moi, j’étais aux anges, je fondais, et il est de fait que les livres que j’avais alors sous les yeux bénéficiaient d’un attrait, d’un charme, d’une plus-value dont étaient privés les ouvrages que j’avais entre les mains quand il ne m’assistait pas, ou de trop loin, dans mes lectures. De cette manière, mon chat aura beaucoup influé sur mes jugements.
Et même sur mes choix. Venait-il à se coucher sur le volume ouvert qu’il était manifeste qu’il me déconseillait d’en poursuivre la lecture. Avait-il remarqué que je bâillais ? L’avait-il feuilleté la nuit précédente quand je dormais ? En vingt-trois années et demie de vie commune et de commerce partagé avec les livres, jamais il ne commit un impair, à savoir m’interrompre dans la lecture d’un ouvrage où je prenais du plaisir. Discernement et délicatesse. Il savait lire dans le regard d’un lecteur.
Comme tous les chats, curieux des paquets qui entraient dans la maison, il flairait les livres apportés par le facteur et les coursiers. Ayant remarqué qu’il négligeait certains pour se complaire avec d’autres, j’ai cru qu’il me donnait là un premier avis. Mais j’avais tort. Peut-être voulait-il voir jusqu’à quelles extrémités ma confiance en lui pouvait me conduire ? Si j’avais entériné ses choix à travers le papier d’emballage, je l’aurais certainement déçu. J’ai dit que c’était un chat très sérieux.
Et beau. Quoique né d’occurrences et de gouttières, il avait la classe d’une édition originale sur grand papier. Le poil blanc et gris sombre, il était haut sur pattes, costaud, et il se faufilait avec élégance entre les piles de livres. Il ne s’appelait pas Proust ou Montaigne mais, tout simplement, Rominet. Quand, à haute voix, je lisais une page qui m’enchantait, il ouvrait ses oreilles et ses pattes frémissaient (paru dans Le Journal du dimanche, 8 décembre 1996).
« Marcel Aymé avait un chat qu’il adorait, qui venait sur son bureau réclamer des caresses pendant qu’il écrivait. Un jour qu’il avait un texte à finir, il a repoussé le chat. La bête est allée à la fenêtre, s’est jetée dans le vide et s’est tuée. Marcel me disait doucement : “Mon chat s’est suicidé.” Sans doute que le chat a simplement glissé, mais c’est tellement plus beau comme ça » (Yves Robert, Un homme de joie).
Chatoyant, ante
Chatoyant, ante : qui chatoie, qui change de reflets suivant l’éclat et l’inclinaison de la lumière. Assez rarement employé, cet adjectif, si je le rencontre au cours d’une lecture, m’évoque aussitôt Vladimir Nabokov. Chatoyant était l’un de ses mots français favoris. Il le prononçait avec gourmandise, presque volupté, le détachant bien du reste de la phrase. Il en articulait les trois syllabes comme s’il les chantait, cha-toy-yant, la dernière plus encore si c’était la féminine — yante. Elle devenait alors une note prolongée.
Quand j’étais allé voir Nabokov dans le vieux palace de Montreux, où il vivait à demeure, pour le décider à venir à Apostrophes, j’avais été interloqué, tandis que nous prenions le thé avec son épouse, de l’entendre dire « chatoyant » à propos de je ne sais plus quoi. Les arbres du parc ? Le service à thé ? Les couleurs de Paris ? La littérature ?
Je ressentis déjà moins d’étonnement, bien qu’étant tout aussi émerveillé, lorsqu’il employa son chatoyant adjectif pendant l’émission. Il évoqua les mauvais lecteurs et les bons lecteurs, ceux-ci apercevant tout à coup « une phrase chatoyante ».
Dès la troisième page de Lolita (dans la traduction de Maurice Couturier, 2001), les bons lecteurs remarquent le cher adjectif nabokovien : « J’étais un enfant heureux et en bonne santé, et je grandis dans un monde chatoyant de livres illustrés, de sable propre, d’orangers, de chiens affectueux, de perspectives marines et de visages souriants. »
Et même les commentateurs ou exégètes de Nabokov succombent à sa chatoyante influence. Ainsi George Steiner, dès le début de son portrait : « Ce virtuose de l’imaginaire n’imagine, au fond, que le chatoyant cortège de ses travaux et de ses jours » (Chroniques du New Yorker).
Vladimir Nabokov avait un regard d’architecte-décorateur et un œil de peintre. Il donnait à voir, en particulier les couleurs. Entre autres mots se rapportant aux coloris, il aimait aussi beaucoup bigarrure et bigarré.
Chevreau
Petit garçon, aidé d’un enfant de mon âge et d’un chien, je gardais les chèvres et les moutons d’une ferme de Charnay, village du Rhône, où mes parents me mettaient parfois en pension pendant les vacances. Nous emmenions le troupeau brouter dans un pré que nous atteignions après une longue procession entre des talus et des murs de pierre que les chèvres escaladaient avec malice et légèreté. J’aimais leurs caprices, leur refus d’obéir, leur entêtement, leur tempérament fugueur, alors que la soumission groupée des moutons ne suscitait chez moi ni reconnaissance ni sympathie.
Plusieurs chèvres mirent bas. Dès qu’ils commencèrent à se tenir sur leurs pattes et à jouer, leurs petites têtes tantôt levées, tantôt baissées pour exprimer curiosité ou regimbement, les cabris devinrent des amis et des jouets. Je ne me lassais pas de les contempler, de les caresser, de les bichonner, de leur parler, de me rouler avec eux dans la paille. J’étais toujours volontaire pour les emmener téter leur mère. Et, quand vint le temps des biberons, je ne laissais à personne le plaisir de fourrer la tétine entre leurs lèvres déjà humides d’avidité. Chaque matin, avant de partir avec le troupeau, je leur disais au revoir, les embrassais et les serrais contre moi avec toute la tendresse de mes jeunes années.
Un jour, un peu avant midi, la pluie menaçant, nous rentrâmes plus tôt que d’habitude. Le troupeau s’engouffra dans la cour, les moutons devant, les chèvres derrière, éparpillées ; tous, nous nous dirigions vers l’étable quand je vis, comme crucifiés sur la grande porte de bois, les corps dépouillés, sanguinolents, des cabris. Le boucher lavait ses couteaux dans un seau, de la paille rougie formait un tas sur lequel étaient posés des chiffons tachés du sang des animaux.
Je poussai un cri. D’horreur ? De colère ? De détresse ? De révolte ? Ce cri résonna longtemps aux oreilles des fermiers et de leurs deux garçons. Ce cri, il me semble encore l’entendre, comme s’il était gravé dans le disque dur de mon enfance.
Chocolat
Le chocolat est-il une drogue ? Assurément. Beaucoup d’impénitents croqueurs sont soumis au chocolat comme de fieffés renifleurs à la cocaïne. À cette différence près que les fèves de cacao sont libres de commerce et qu’on en tire, en poudre, solide ou liquide, une gourmandise autorisée par la République et par la Faculté.