Qui est en manque de chocolat n’ouvre pas délicatement une tablette. Il la saisit avec fébrilité, il passe un doigt sous le rabat de l’enveloppe, il l’arrache, il déchire le papier d’argent, il met à nu la tablette, désormais prisonnière de ses mains, de ses yeux, bientôt soumise à sa concupiscence. Avec le ballotin, il n’a pas plus d’égards. Trop long de défaire le nœud. S’il a des ciseaux, il coupe. Ou bien il tire sur le ruban jusqu’à ce qu’il cède. Ou, s’il n’est pas trop serré, il le fait glisser le long de l’emballage dont il ouvre ensuite prestement les rabats. Il extirpe le papier fantaisie du dessus et, scrutant les différents chocolats qui s’offrent à lui, il saisit déjà le premier de ce qui sera une longue montée au paradis des Aztèques.
Le foie, bien sûr. Ah ! le foie ! Comment se présente le foie d’un fou de chocolat ? L’image est brouillée. Rouge sombre. Couleur lie-de-vin, cacao. De quoi se faire de la bile. Frédéric Dard se flattait d’avoir réalisé l’« union sacrée » de son foie et du chocolat.
Il avait réussi à l’éduquer, et même à le dresser, car « le foie est, bien avant le cheval, la plus belle conquête de l’homme » (préface au livre de Martine Jolly, Le Chocolat, une passion dévorante).
Le foie dompté, restent les reins. Inapprivoisables, même pas influençables, les reins. Deux têtes de nœud. Ils fabriquent des cailloux. Et quand les cailloux veulent se tailler un chemin dans nos bas-fonds, ouille ouille ouille ! Lors de ma seconde crise de coliques néphrétiques, le chirurgien me demanda d’observer la petite chose dure qu’il avait extraite de ma tuyauterie intime et qu’il tenait entre le pouce et l’index. « On distingue très bien, me dit-il, les strates chocolatières. De haut en bas : la Maison du Chocolat, Bernachon, Valrhona, Côte d’Or, Lindt, mais certaines marques m’échappent sûrement. Je n’ai pas votre compétence… »
Aux journalistes qui lui demandaient, avec des airs de limiers du fisc, pourquoi il vivait en Suisse, Frédéric Dard répondait : « Parce que j’aime le chocolat. » C’était plus le chocolat au lait que le noir qui, du temps où les frontières n’étaient pas des conventions, méritait le détour par Genève. Vladimir Nabokov : « Il est impossible de retrouver le goût du chocolat au lait suisse de 1910, cela n’existe plus » (Apostrophes, 30 mai 1975).
Je crois que nous avons tous dégusté, un jour, un chocolat, craquant sous la dent ou fondant sur la langue, qui nous a laissé un souvenir si exquis que, tout au long de notre vie, nous dévorons des montagnes de chocolat pour retrouver ce que nous savons bien à tout jamais perdu. Car ce n’est pas ce chocolat qui n’existe plus, mais nous, tels que nous étions, quand nous l’avons tant aimé.
Être chocolat : être grugé, à tout le moins frustré. Ne pas avoir obtenu ce qu’on espérait. S’être fait avoir. Il y avait jadis au Cirque de Paris deux clowns qui s’appelaient Footit et Chocolat. Celui-ci était la dupe de celui-là. À la fin de chaque scène, Footit se moquait de son compère en lançant : « Il est Chocolat », lequel, faussement consterné, s’exclamait : « Je suis Chocolat. » Le succès du numéro assura la prospérité de l’expression être chocolat.
> Corps, Mots gourmands dévoyés
Chose
Un jour, j’eus l’idée d’une émission qui se serait intitulée « Le petit quelque chose en plus ». Beaucoup de gens illustres ou célèbres, de jadis, d’hier et d’aujourd’hui, ont ajouté aux exploits, aux activités, admirables ou détestables, qui leur ont valu ou qui leur valent leur renommée un petit quelque chose. Ce détail, cette particularité, ce « gimmick », ou mieux cette mini-mythologie, est devenu tellement connu du public qu’il les identifie spontanément. Exemples : le tonneau de Diogène, la moustache de Dalí, la main de Napoléon dans son gilet, le chapeau de Mitterrand, la madeleine de Proust, la chemise blanche échancrée de Bernard-Henri Lévy.
Cette singularité est soit une caractéristique physique, soit un vêtement, soit un accessoire, soit un animal, soit toute chose à laquelle leur image est immédiatement liée, leur réputation indéfectiblement associée.
Cela vaut aussi pour des personnages imaginaires auxquels leurs créateurs ont donné un « truc » original qui ne s’oublie pas. Exemple : le nez de Cyrano.
Toutes les femmes et tous les hommes passés à la postérité ou installés dans la considération du moment n’ont pas « un petit quelque chose en plus ». Mais beaucoup le possèdent. Mettez au cours d’un repas la conversation là-dessus et vous constaterez que les convives, piqués au jeu, feront assaut de références. Dans le désordre ils citeront probablement :
• le panache blanc d’Henri IV
• la cuisse de Jupiter
• l’oreille de Van Gogh
• la dictée de Mérimée
• les bananes de Joséphine Baker
• la moustache de Staline
• les yeux de Michèle Morgan
• l’épée de Damoclès
• les pommes de Cézanne
• le bandana de John Galliano
• la barbe de Victor Hugo
• les lunettes de Trotski
• le chapeau de Gaston Defferre
• le masque de Zorro
• la cigarette de Michel Houellebecq
• la pomme de Newton
• le sourire de la Joconde
• la cafetière de Balzac
• le chapeau de Marc Veyrat
• les yeux d’Elsa (Triolet)
• les chats de Léautaud
• la canne de Charlot
• la tête de veau ou la bière Corona de Chirac
• le nez de Cléopâtre
• la petite robe noire de Piaf
• la surdité de Beethoven
• la salopette de Coluche
• le cigare de Churchill
• le keffieh d’Arafat
• les seins de Sophie Marceau
• le manteau de saint Martin
• le chien de Michel Drucker
• le fauteuil de Molière
• l’imperméable d’Humphrey Bogart
• l’imperméable et le cigarillo de l’inspecteur Colombo
• la moustache d’Hitler
• le tournedos Rossini
• la voix éraillée de Mauriac
• le chapeau de Monsieur Hulot
• la pipe de Simenon et de Maigret
• les lunettes de Harry Potter
• la pomme de Guillaume Tell
• la barbe de Raspoutine
• la rose de Nehru
• l’entrejambe de Sharon Stone (Basic Instinct)
• la brouette de Pascal
• le mégot au coin des lèvres de Prévert
• les lunettes d’Elton John
• la frange de Louise Brooks
• l’écharpe rouge de Pierre Rosenberg
• le canotier de Maurice Chevalier
• les loups d’Hélène Grimaud
• le parapluie de Chamberlain
• le crâne rasé de Yul Brynner
• la moustache de José Bové
• la poitrine de Mae West
• la langue tirée d’Einstein
• les lunettes noires, le catogan et les gants de Karl Lagerfeld
• le crâne rasé de Barthez (« le divin chauve »)
• le chapeau et la fleur à la boutonnière de Charles Trenet
• la baignoire de Marat
• la pomme d’Ève et d’Adam
• les chats de Colette…
Cette liste est loin d’être exhaustive. Et déjà, vous, lectrice, lecteur, avez pensé à d’autres petits « quelque chose en plus ». Chaque émission quotidienne n’aurait pas duré plus de deux minutes. Juste assez de temps pour expliquer le pourquoi et le comment de ce détail qui est resté dans la mémoire des hommes. Illustrations. Vérité ou légende ? Deux minutes de culture et de récréation populaires. Ou, si l’on préférait, une émission thématique plus longue : les moustaches, les lunettes, les animaux domestiques, les chapeaux, etc.