Mais quand j’ai eu l’idée de cette série, en 2006, je n’étais plus grand-chose à la télévision. Dix ou vingt ans auparavant, quand on considérait que j’y faisais de grandes choses, ça n’aurait pas été la même chose. Les choses étant ce qu’elles sont, devant les jeunes technocrates des chaînes du service public, il faut dire les choses, je n’étais plus qu’un « has been ». Mon influence, mon prestige dataient un peu, c’était dans l’ordre des choses. « Je ne vois pas bien la chose », disait l’un ; « Ce ne sera pas une chose facile à faire », disait l’autre. Bref, refusé. Ce sont des choses qui arrivent. Mais ça m’a fait quelque chose…
Le mot chose est un miracle de la langue française. Il peut tout remplacer : des objets, des idées, des souvenirs, des projets, des paroles, des sentiments, des utopies. Et même le sexe : il est porté sur la chose. Et même la justice : l’autorité de la chose jugée. Et même le temps : le cours naturel des choses. Et même Dieu : je pense que derrière tout ça il y a autre chose.
La chose est tellement malléable et transformable qu’elle accepte le genre masculin. Pour remplacer un machin, un truc, un bidule. Un chose bizarre. Un petit quelque chose. À ce propos, où en est le projet du « Petit quelque chose en plus » ? Dans l’état actuel des choses, nulle part. Mais quelque chose me dit…
Chouette
Qu’elle ne me fasse pas de gros yeux ronds courroucés, la chouette des bois, des parcs ou des clochers. Qu’elle ne chuinte ou ne hulule pas contre moi. Car, ici, il ne s’agit pas d’elle, mais de l’adjectif chouette qu’elle a inspiré. C’est beau ! Oui, c’est beau ! Mieux : c’est chouette !
« Le fils, hésitant : … C’est cette expression “c’est beau”… ça me démolit tout… Il suffit qu’on plaque ça sur n’importe quoi et aussitôt… tout prend un air…
Elle : Je comprends… ça devient convenu… n’est-ce pas ? (…)
Le fils : Oui. C’est assez chouette, je te l’accorde.
Lui, ravi : Chouette. Chouette. Chouette. J’aurais dû y penser. Chouette. Maintenant je le saurai. Il peut suffire d’un mot !… » (Nathalie Sarraute, C’est beau).
Chouette est en effet plus original que beau, joli, élégant. Plus familier aussi. Peut-on dire devant un Rembrandt ou un Michel-Ange que c’est chouette ? Difficile. Mais devant un Magritte ou un Folon, on peut. Nous avons avec la Joconde des rapports si anciens et si confiants qu’elle ne se formalisera pas que nous la qualifiions de femme très chouette. Avec les Vierges à l’Enfant, non. Sauf permission d’un curé trotskiste du 93. Chouette n’est pas un mot de la haute couture, mais du prêt-à-porter, plus encore des fringues en solde. On ne le rencontre pas dans la philosophie, ni dans l’histoire, mais dans le roman, surtout populaire. C’est un chouette roman. Un film très chouette. J’ai fait un chouette voyage. Autrement dit, épatant, intéressant, bath.
Existe aussi le sens de sympa, chic, conciliant. Le flic a été chouette avec nous. Allez, sois chouette ! Une chouette fille est-elle belle ou sympathique ? Pourquoi pas les deux ? Chouette, alors !
Chouette est un adjectif chouettos.
> Épatant
Cigarette et cravate
Dans les années soixante-dix, peu nombreux étaient les hommes qui ne portaient pas de cravate sur les plateaux de télévision. Il ne m’est pas venu à l’idée de m’en libérer. D’abord, parce que je me suis toujours senti plus à l’aise avec cet accessoire de mode que le col ouvert qui, selon mes proches, ne m’allait pas bien, le tee-shirt pas davantage. Ensuite, parce qu’à l’époque la cravate faisait partie de la tenue correcte que, selon les directeurs de chaînes, les téléspectateurs étaient en droit d’exiger des présentateurs et des animateurs.
Quand on visionne les émissions d’Ouvrez les guillemets et des premières années d’Apostrophes, on remarque qu’il y a beaucoup de cravates et plus encore de cigarettes. Vingt ans après, dans les derniers Bouillon de culture, les cravates sont devenues rarissimes et, comme il est interdit de fumer, les cigarettes ont disparu.
J’ai refusé de céder au terrorisme de l’anticravate, qui n’était pas moins virulent que celui de la cravate. Je ne voulais pas courir le ridicule, pour « faire jeune », de me rallier à la nouvelle mode.
On pourrait faire, au moins en partie, une histoire de l’évolution de la cravate — largeurs, couleurs, motifs — durant mes vingt-huit années d’émissions en direct. J’en ai acheté beaucoup ; on m’en a offert. Pour un œil d’aujourd’hui certaines sont restées élégantes. D’autres sont ridicules. Comment ai-je pu nouer autour de mon cou un morceau de tissu aussi vulgaire ? C’était la mode, certes, mais je n’ai pas toujours su distinguer le mauvais goût du moment du bon goût intemporel.
C’est Philippe Sollers qui a fumé pour la dernière fois sur le plateau de Bouillon de culture. Dans la même émission, il y avait Jacqueline de Romilly. Elle était, à ma droite, très éloignée de moi, dans un clair-obscur, car ses yeux fragiles, qui ne voyaient plus guère, ne supportaient pas la pleine lumière des projecteurs. Philippe Sollers était le premier invité placé à ma gauche. La fumée de ses cigarettes ne pouvait pas atteindre ni gêner l’académicienne. Mais une caméra prenait en enfilade Philippe Sollers et Jacqueline de Romilly, en sorte que l’image, écrasant la distance, donnait l’impression aux téléspectateurs que la célèbre helléniste était enfumée, intoxiquée par la tabagie de l’auteur de Femmes.
Les protestations submergèrent le standard de France 2 pendant l’émission. Dès le lendemain, des lettres affluèrent qui m’accusaient de complicité de goujaterie, de muflerie et même de barbarie.
Cime
Grimper à la cime d’une montagne ou de quoi que ce soit est à déconseiller. Car, tout en haut de la cime, vous risquez de ne pas savoir comment en redescendre. Alors qu’arrivé à la crête ou au faîte, vous pouvez utiliser le deltaplane qui s’offre à vous. Beaucoup de personnes mettent, à tort, un accent circonflexe sur la cime parce qu’elles considèrent non sans logique que ce serait une protection ou un secours. Le syndicat des guides de haute montagne devrait intervenir auprès des ministères de l’Éducation nationale, du Tourisme, de la Santé et de la Culture pour exiger que les cîmes soient désormais équipées d’un accent circonflexe.
Mon appel a été entendu au Figaro magazine. À preuve ce titre : « Les tableaux (de la collection Saint Laurent-Bergé), surtout ceux du XXe siècle, tutoient les cîmes » (28 février 2009).