Выбрать главу

Cinq

Étant né à cinq heures de l’après-midi du cinquième jour du cinquième mois de l’année 1935 (Taureau ascendant Balance, j’aurais dû devenir boucher), je me suis toujours polarisé sur le chiffre 5. C’est qu’il a continué de dater des jours importants de ma vie, de sorte que je suis persuadé de mourir un 5. Donc, ne pas prendre l’avion ce jour-là. Follement audacieux, je l’ai pris plusieurs fois. Il n’est pas tombé. Mais dans un mois, dans un an, dans dix ans ?

Ma crainte est probablement vaine puisque, la plupart du temps, le 5 m’a été bénéfique. Dans mes rencontres notamment. C’est mon chiffre porte-bonheur. Mais il m’a rarement fait gagner à une tombola. Jamais au loto. Il doit détester que je le sollicite, que je lui en demande un peu plus. Il veut rester imprévisible. Il se réserve la faculté de me surprendre.

Je ne pousse pas la superstition jusqu’à faire avancer ou reculer au 5, au 15 ou au 25 un événement personnel. Je laisse le sort en décider. Mais si ça coïncide avec un 5, tant mieux. Ce n’est pas moi qui ai demandé qu’Apostrophes et Bouillon de culture fussent programmés le vendredi, cinquième jour de la semaine. J’ai refusé d’aller sur la 5 de Berlusconi. Ce 5-là ne me disait rien qui vaille. J’ai été fidèle à la 2. Plus, pour Les Dicos d’or, des escapades sur la 3. Deux et trois font cinq. C’est France 5 qui a diffusé mon Empreintes le vendredi 15 octobre 2010.

Normalement Apostrophes aurait dû s’arrêter à la 725e. Il n’y eut que 724 émissions. Parce que Michel Drucker m’avait demandé de lui céder la soirée du dernier vendredi de juin 1990 pour une émission spéciale à l’occasion de je ne sais quel événement. Je tenais beaucoup à ce chiffre pour moi magique de 725. J’ai longtemps hésité, partagé entre le désir de faire plaisir à un confrère et ami et l’opportunité de terminer en beauté Apostrophes sur la 725e. Je me suis résigné au 4. Il ne m’a pas été défavorable.

À propos…

J’adore cette histoire. Un provincial prend le train pour Paris. C’est le TGV no 7055 qui part à 8 h 05. Il a la place no 5 dans le cinquième wagon. À Paris, il monte dans un taxi dont la plaque d’immatriculation se termine par un 5. Il est déposé à un hôtel, au 5 de la rue de Montyon, où lui est attribuée la chambre 505. Tous ces 5 ! Ce jour-là, la chance a un chiffre et c’est lui qu’elle a choisi pour qu’il en profite. Il se précipite à l’hippodrome de Longchamp. Il joue cinq mille euros sur le 5 gagnant dans la cinquième course.

Le cheval est arrivé cinquième !

Écrit le 5 juillet 2010, à mon domicile,
bis, rue de M.

Coït

Ne sont-ils pas gracieux et ne nous donnent-ils pas envie de les imiter, ces deux petits points qui s’envoient en l’air ?

Conséquence (de)

Bon, on ne va pas s’attarder sur conséquence comme effet, contrecoup, résultat, ricochet, prolongement, etc. Beaucoup plus intéressant : de conséquence, locution adjectivale vieillie qui signifie important, considérable. Un homme de conséquence a du poids.

Dans sa merveilleuse chanson Supplique pour être enterré à la plage de Sète, Georges Brassens a eu une inspiration de génie quand il a écrit :

« Pauvres rois, pharaons ! Pauvre Napoléon ! Pauvres grands disparus gisant au Panthéon ! Pauvres cendres de conséquence !… »

Ces « cendres de conséquence » disent en trois mots, avec une cruelle ironie, ce qu’il reste du pouvoir, de la gloire, de la vanité.

Conversation

À des éditeurs italiens qui se plaignaient de n’avoir pas d’Apostrophes sur leurs chaînes de télévision, j’avais répondu que c’était d’autant plus incompréhensible qu’au pays de la commedia dell’arte on sait parler avec spontanéité et vivacité. Longtemps après, je fus invité par la Rai à regarder, plus qu’à y participer, une émission littéraire qui, m’avait-on dit, s’inspirait de la mienne. J’en sortis horrifié. Excités par un animateur tonitruant, les invités s’engueulèrent une heure durant en brandissant des livres comme des gardes rouges du président Mao. J’en conclus que les Italiens étaient trop volubiles, trop bavards, en somme trop latins, pour préférer à une empoignade tohubuesque une conversation courtoise, et de temps en temps un peu agitée.

À la même époque, on me rapportait qu’en Angleterre les « talk-shows » politiques ou littéraires étaient ennuyeux. Ils manquaient de flamme. André Maurois disait dans Les Silences du colonel Bramble qu’il était dans la tradition des Anglais de disqualifier leurs compatriotes si leur conversation péchait par véhémence.

Celtes gaulois, Latins tempérés, les Français seraient-ils plus doués pour le colloque que leurs voisins, trop impétueux ou trop mornes ? Serions-nous faits d’un assemblage de tchatche méditerranéenne, mais pas trop, et de retenue anglo-saxonne, mais pas toujours ? Nos conversations littéraires seraient-elles une heureuse combinaison, chez les écrivains, du roman et de la philosophie, de la passion et de la réflexion ?

Les écrivains étrangers, en particulier les Américains, repartaient étonnés d’avoir pu parler de leurs livres, que l’animateur avait lus, sans avoir été interrompus par la publicité, par un ministre, une stripteaseuse ou un champion de golf invités en même temps qu’eux. Ils découvraient le charme de la conversation littéraire ou intellectuelle à la française. Et son efficacité sur les ventes. Enfin, ils s’amusaient d’être reconnus dans les cafés, les restaurants et même dans la rue s’ils restaient à Paris les jours qui suivaient Apostrophes.

De même que la manière de jouer au football en France est différente de la façon dont ce sport est pratiqué en Angleterre et en Italie, de même notre art de la conversation, tel que nous l’avons hérité des salons du XVIIIe siècle, ne ressemble pas à celui exercé par les Britanniques, plus feutré, plus académique, et par les Italiens, plus sonore et illustré des gestes de Pulcinella.

Que les conversations scientifiques, intellectuelles, littéraires et mondaines, qui ont fait la réputation des salons de la marquise du Deffand, de Mlle de Lespinasse et d’autres femmes d’esprit comme Mme Geoffrin, Mme de Tencin ou Mme de Lambert, n’aient été ni enregistrées ni filmées est bien dommage. Le progrès arrive toujours trop tard. Il n’est cependant pas difficile d’imaginer l’éclat, la profondeur, la finesse, la causticité des propos échangés dans le salon ou dans la salle à manger — dîner ou souper — quand les invités s’appelaient Montesquieu, Fontenelle, Marivaux, Maupertuis, d’Alembert, Turgot, Condorcet, Diderot, etc. Plus d’autres encyclopédistes, des aristocrates éclairés, de fieffées libertines, des abbés spirituels, des poètes, des jésuites… Seigneur, quelle distribution !

Dès le lendemain, la rumeur rapportait les réflexions et les saillies des uns et des autres, parfois leurs disputes. La ville commentait. Comme étaient commentés les échanges entre écrivains réunis la veille sur le plateau d’Apostrophes. Ces dames du XVIIIe ne régnaient pas seulement sur les derniers salons où l’on cause, mais déjà sur les premiers plateaux où l’on débat. Nous n’avons rien inventé.