Je m’y suis essayé. Ça sonnait faux. Ma légèreté avait du mal à décoller de mon savoir-vivre. Impertinent, je savais l’être, mais sans ce naturel, cette indifférence qui ne sentent pas la préparation ou l’autosatisfaction. Comment se montrer désinvolte quand on est lesté de tant de principes ? Comment échapper avec adresse à sa tâche ou à son devoir si l’on doit ensuite le payer d’une poussée de mauvaise conscience ? J’attachais trop de prix à la responsabilité pour m’en libérer d’un sourire ou d’un bon mot. Pis : j’appelle muflerie la désinvolture avec les femmes.
On comprend pourquoi je n’ai pas écrit une seule ligne de La Vie désinvolte. Beau titre, quand même.
Dictée
Dans un mois en r de l’an 2011 de notre ère, un pauvre hère erre sur une aire d’autoroute. Le fond de l’air est frais. Il observe à l’orée du bois tout proche l’aire d’un oiseau de proie et surtout un hère magnifique qui a déjà un grand air et qui broute des ers.
Dictionnaire
Quand je dis qu’il ne se passe pas de jour que je n’ouvre un dictionnaire, les gens ne me croient pas. J’exagérerais pour l’exemple ou par modestie. C’est pourtant vrai. Au moindre doute sur l’orthographe d’un mot, sur son usage, ses acceptions, sur ses synonymes et leurs nuances, j’ouvre le Petit Larousse ou le Petit Robert, ou le Grand Robert, ou le Littré, ou encore des dictionnaires d’étymologie, d’argot, de synonymes, de conjugaison, etc. C’est une nécessité parce que je ne sais pas tout, loin de là, je ne suis pas sûr de moi, j’oublie, je confonds… C’est un plaisir parce que j’apprends, je découvre, je me rappelle, je compare, je rectifie. Je suis un ignorant éclairé.
Le célèbre grammairien belge Maurice Grevisse à qui je demandai si la langue française le trouvait parfois hésitant, me répondit que, oui, il lui arrivait d’être embarrassé par une construction bizarre, un accord incertain, un verbe très irrégulier.
« Alors, que faites-vous ?
— Oh ! c’est simple, je consulte mon Grevisse… »
Pendant la guerre, l’un des rares livres que j’avais à ma disposition était un Petit Larousse illustré du début des années trente. J’ai appris à lire dans les livres de l’école communale de Quincié-en-Beaujolais et dans le Petit Larousse. J’aimais le feuilleter, fureter dedans, y faire des rallyes, passant d’un mot à un autre comme on passe d’une étape à une autre, accompagnant chaque ligne de l’index de mes petites mains.
Je notais des mots sur un carnet à deux sous, les transférant de l’officiel dictionnaire dans un petit dictionnaire à moi où ils devenaient ma propriété, mes jouets, mes amis. Étant aussi un lecteur émerveillé des Fables de La Fontaine — des animaux qui parlent ! ça, alors ! — , j’y prenais des mots dont la signification m’échappait, à condition cependant qu’ils fussent jolis. Je leur faisais faire un tour par le Petit Larousse, puis je les recueillais dans mon carnet. Je pense être proche de la vérité si j’imagine que les mots alléché, proie (Le Corbeau et le Renard), Aquilon, Zéphir (Le Chêne et le Roseau), vermisseau (La Cigale et la Fourmi), courroux, glouton, canaille (Les Animaux malades de la peste) ont eu mes faveurs.
Pour rédiger les lignes précédentes j’ai repris les Fables de La Fontaine qu’à l’époque je savais par cœur. Je me suis demandé quels mots le petit garçon que j’étais alors avait choisis pour les coucher dans son carnet. Soixante-cinq ans après, s’efforcer de retrouver celui que l’on était dans un exercice bien précis, essayer de ressusciter ses goûts, ses curiosités, n’est pas une tâche impossible. Il m’a semblé que, ce faisant, le petit garçon bougeait en moi. Il s’amusait de ma tentative et, à la fin, il s’étonnait que je l’eusse si bien deviné.
Dans les petites classes, je me mettais au défi d’employer dans une rédaction un mot qui m’était sympathique. Il devait parfois, le pauvre ! tomber comme un cheveu sur la soupe.
J’étais d’autant plus fier de lire le Petit Larousse que la plupart de mes camarades en ignoraient l’usage, n’en ayant pas d’exemplaire à leur disposition. Eux aussi avaient accès à peu de livres. À la campagne, pendant la guerre, qui en aurait acheté ? Il y avait aussi pénurie de mots écrits.
Et voilà que, curiosité ou malice du destin, je finis ma vie en écrivant un dictionnaire très personnel qui est l’arrière-arrière-petit-cousin par alliance et par amour de celui que, enfant émerveillé, je lisais.
Jean-Claude Lattès m’a fait découvrir à Lardiers, petit village des Alpes-de-Haute-Provence, un bistrot, La Lavande, où la rousse Manu prépare une brandade de morue et un poulet en escabèche dignes des meilleures tables provençales. Mais ce n’est pas pour ses talents culinaires que je l’ai embrassée en partant. Pour la présence, bien en vue, à la disposition des clients, des deux tomes du Petit Robert.
> Mots
Dimanche
Je suis né un dimanche d’élections municipales, une heure avant la fermeture du scrutin. Le médecin accoucheur disait à ma mère : « S’il veut aller voter, il faut qu’il se dépêche. » En ce temps-là, ce n’était qu’à l’apparition du bébé que son sexe était identifié. Le docteur Édouard Rochet ne pouvait pas dire à ma mère : « Si elle veut aller voter, il faut qu’elle se dépêche. » En 1935, les femmes n’avaient pas encore le droit de choisir leur député ou leur maire.
C’était un dimanche de confortable réélection d’Édouard Herriot à la mairie de Lyon. Mon grand-père maternel, Claude Dumas, était un radical, tendance laïque, cervelle de canut et beaujolais. Sa moustache frémissait de plaisir à l’éloquente parole du député-maire. Il regrettait de n’avoir pas fait carrière dans la politique. Mais son premier petit-fils allait s’y illustrer, sûr et certain, puisque le destin le faisait naître un jour d’élections.
Claude Dumas est heureusement mort avant que — foulant aux pieds son ambition — je lui donne le spectacle navrant d’un jeune homme qui se fichait de la politique et qui, par la suite, se comporta en citoyen attentif, mais sceptique et ironique.
Il faut se méfier des signes supposés prémonitoires. Non qu’il n’y en ait pas, mais ils ne sont jamais très clairs et, surtout, l’un peut en cacher un autre. C’est ce qui s’est passé ce dimanche 5 mai 1935. Jour d’élections, oui, mais aussi jour de finale de la Coupe de France de football. Au stade de Colombes, devant quarante mille spectateurs, l’Olympique de Marseille avait battu Rennes par trois buts à zéro. Je suppose que mon grand-père s’était désintéressé de l’autre événement du dimanche. Pourtant, s’il y eut influence de l’actualité sur mon arrivée sur terre, c’est de cette finale de Coupe. Car le football serait l’une des passions de ma vie, d’abord comme joueur, puis comme spectateur, et même comme commentateur.