Tous les regards, sévères, convergent vers Beduino qui, rouge comme un coq, me jette un coup d’œil assassin » (Witold Gombrowicz, Journal, t. II, 1959–1969).
J’adore cette farce de Gombrowicz parce qu’elle est astucieuse, ni méchante ni vulgaire. Il me semble que nos contemporains ne pensent plus guère à faire des farces à leurs amis ou ennemis. Règne l’esprit de sérieux. Il est vrai que le monde est rempli de farceurs patentés qui racontent n’importe quoi. Par comparaison, nos tours et facéties paraissent assez mièvres. C’est toute l’année que le bon peuple est prié de croire à d’énormes blagues du 1er avril, de sorte que ce jour-là il ne sait plus distinguer les vraies des fausses.
Les magasins de farces et attrapes ont fermé. L’usage du verre baveur, du coussin pétomane, du cigare explosif, de la bague-jet d’eau, du sucre-araignée, etc. s’est perdu. L’extinction du service militaire a entraîné la quasi-disparition du lit à bascule et du lit en portefeuille. Qui songerait aujourd’hui à écrire et publier une Encyclopédie des farces, attrapes et mystifications (1964) ? J’en fus un très modeste collaborateur, sous la direction de François Caradec, président général de l’AFEEFA (Association Française pour l’Étude et l’Expérimentation des Farces et Attrapes) et de Noël Arnaud, chancelier de l’IFFA (Institut Français des Farces et Attrapes). Ces associations de farceurs joyeux et érudits ont depuis longtemps mis la clé, qui fondait dans la main, sous la porte, sans serrure.
La télévision ne diffuse plus d’émissions mystificatrices comme La Caméra cachée et Surprise sur prise. Des personnalités étaient les acteurs et les victimes de supercheries parfois spectaculaires, souvent très amusantes. Ainsi, pour La Caméra cachée, au temps d’Apostrophes, me suis-je fait vendeur dans une librairie de la rue Marbeuf, à Paris. J’étais le seul employé à avoir revêtu une blouse grise. Des clients qui m’avaient reconnu ne s’étonnaient pas de me voir occuper cet emploi. Après tout, comme à la télévision, je vendais des livres. Les plus nombreux étaient cependant ceux qui marquaient de la surprise, voire de la stupéfaction. Avec naturel, sur le ton de la confidence, je leur expliquais que, la télévision payant chichement ses collaborateurs, surtout ceux qui travaillaient dans des émissions culturelles, j’utilisais mes compétences dans le commerce de détail pour arrondir mes fins de mois. Certains y ont cru. La réaction la plus étonnante a été celle d’une libraire, venue saluer notre hôte, et qui, m’apercevant, lui a dit : « Tu as engagé Pivot ? C’est une idée géniale ! Pourquoi, moi, je n’y ai pas pensé ? »
Un jour, peu avant le festival de Cannes, je fus invité au Goethe Institut pour voir en avant-première un film allemand qui allait, disait la rumeur, faire sensation. La plupart des critiques de cinéma étaient présents, ainsi que Marie-Claude Arbaudie, ma collaboratrice à Bouillon de culture pour le cinéma, et Cécile, ma seconde fille, journaliste à Studio magazine. Elles m’avaient réservé une place entre elles au premier rang. Le directeur du Goethe Institut nous présenta le réalisateur, tout juste débarqué d’un avion qui l’avait ramené de Los Angeles, et la projection commença.
Curieusement, on n’éteignit pas les lumières et l’écran, révolutionnaire, était composé de quatre petits écrans. Quant au film, il me plongea tout de suite dans la perplexité. On y voyait la même image — une jambe et un pied qui empêchaient une porte de se fermer — pendant une demi-douzaine de minutes. Puis ce fut un homme qui restait assis sur la cuvette d’un W-C et qui n’en bougeait pas. « Qu’est-ce que c’est, cette connerie ? » dis-je un peu fort. « Chut ! » soufflèrent mes confrères qui, derrière moi, l’air grave, convaincu, prenaient des notes.
Je pensai au film d’Andy Warhol, Sleep, qui montrait pendant huit heures un homme dormant dans son lit. Mais c’était Andy Warhol, alors que ce cinéaste allemand, inconnu, fatigué par son voyage, somnolait sur une chaise dans un coin de la salle. D’autres plans fixes se succédant toutes les trois ou quatre minutes, sans aucun rapport entre eux, je balançais entre l’exaspération et l’hilarité. Mais Marie-Claude et Cécile, très sérieuses, ne partageaient pas mes réactions et, autour de moi, mes confrères continuaient, passionnés, appliqués, de regarder et de noircir du papier.
C’était à devenir fou, quand, tout à coup, je dis à mes voisines : « Ça y est, j’ai compris, c’est Surprise sur prise ! », sans me douter qu’elles étaient complices de la farce et qu’elles avaient des micros sur elles. Elles parurent étonnées. Mais étais-je certain que cette projection fût une supercherie ? Tous ces critiques pour qui la connerie du film n’en était pas une ? Étais-je fermé à l’avant-garde ? Auraient-ils tous perdu leur après-midi pour me piéger ?
Je cherchai la caméra qui me filmait dans une salle qui, comme par hasard, était restée éclairée. Je crus la voir. Alors je sortis un journal et le lus jusqu’à la fin du film en jetant de temps en temps sur l’écran et sur mes confrères un regard goguenard.
Si je m’étais laissé avoir par les soi-disant sortilèges de la modernité, si j’avais cédé à la pression du snobisme, si j’avais été ridicule, comment aurais-je réagi vis-à-vis de ma fille et de ma collaboratrice ?
J’ai raconté dans le Dictionnaire amoureux du vin le fameux congrès des farces et attrapes qui s’est déroulé, pendant le week-end de Pentecôte 1964, à Quincié-en-Beaujolais.
Femme (1)
J’ai connu une femme qui envoyait des fleurs pour leur anniversaire à chacun des maris et amants qui s’étaient succédé dans sa vie, et qui mourut ruinée par Interflora.
J’ai connu une femme dont l’oreille musicale était si fine qu’elle décelait les mensonges de son mari et de ses enfants, non pas à travers les mots qu’ils prononçaient, mais au son de leur voix.
J’ai connu une femme, très chrétienne, qui consolait les maîtresses de son mari dès qu’il les avait abandonnées et qui, s’il en était besoin, assurait auprès d’elles une sorte d’assistance sociale post-adultère.
J’ai connu une femme sentimentale comme un morceau de sucre, dont l’ami le plus proche était snob comme une petite cuillère.
J’ai connu une femme qui faisait volontiers l’amour quand elle avait des migraines, celles-ci disparaissant à l’acmé de sa jouissance.
J’ai connu une femme qui lisait chaque soir à son enfant un poème de Verlaine, de Rimbaud, de Baudelaire, d’Eluard, d’Aragon, etc., et qui fut surprise quand il lui dit : « Celui-là, c’est le plus beau, c’est celui que je préfère. » Elle en était l’auteur.
J’ai connu une femme qui, pour imposer son point de vue, pour asseoir son conseil, disait joliment : « Comme l’écrivait Mme de Sévigné à sa fille Mme de Grignan : “Fiez-vous à moi, je m’y connais.” »
J’ai connu une jeune fille, son père étant milliardaire, d’une rare beauté, d’une intelligence si pointue qu’elle était au lycée première dans toutes les matières, et d’un caractère si aimable qu’elle avait été élue déléguée de sa classe.
J’ai connu une femme qui ne rêvait pas d’être l’épouse de Michel Platini, de Dominique Rocheteau ou d’Oswaldo Piazza, mais qui rêvait d’être Michel Platini, Dominique Rocheteau ou Oswaldo Piazza.
J’ai connu des femmes qui avaient des dons pour la musique, pour l’écriture, pour la comédie, pour les arts, pour les affaires, et qui, parce qu’elles n’avaient pas cru en elles, parce qu’elles avaient été mal orientées, parce qu’elles étaient tombées amoureuses d’un homme égoïste et macho, parce qu’elles avaient été trop vite en charge d’enfants, réalisèrent un jour, avec amertume, qu’elles étaient des femmes inaccomplies.