Le plus difficile quand on écrit un livre comme celui-ci, c’est de se rappeler, à travers des mots qui ont beaucoup vécu et qui appartiennent à tout le monde, leur fraîcheur au moment où ils se sont posés dans notre tête ou sur notre cœur. On voudrait ressentir leurs premières vibrations, apprécier de nouveau les couleurs et les odeurs qui étaient les leurs quand, par hasard ou par un effet de notre volonté, ils ont surgi dans notre existence. Retrouver l’innocence de l’enfant devant les mots. Ou la peur délicieuse de l’adolescent quand il en emploie certains qui ne sont pas encore de son âge et dont il pressent que, plus tard, ils pèseront lourd.
Les mots courants sont vieux, élimés, arthritiques, épuisés. Mais il est possible à chacun de nous, par amour pour eux, pour notre propre plaisir, de leur redonner leur vitalité initiale. Quand le mémorialiste a l’impression d’y parvenir, il se sent rajeunir et envahi par une miraculeuse fraîcheur.
Dans le langage des lycéens d’aujourd’hui, « elle fait sa fraîcheur » signifie qu’elle frime, qu’elle crâne.
Fricassée
Il suffit que j’entende prononcer le mot fricassée pour que ma petite machine à produire des sucs gastriques se mette en route. Cela ne provient pas de l’évocation du ragoût de morceaux de viande blanche ou de poisson tel qu’on en trouve les recettes dans les livres de cuisine. Plus simplement, depuis mon enfance, s’appelle fricassée ce qui cuit au beurre dans une poêle, essentiellement pommes de terre et champignons. « Et si on se faisait une fricassée de patates ? » Au printemps, ce sont des petites rattes. On les entend mijoter sous un grossier couvercle et leur chanson croît brusquement quand une spatule ou une simple fourchette les retourne.
Frichti
Pour les dictionnaires, un frichti, mot familier qui vient de l’allemand Frühstück (petit-déjeuner), est un repas ou un plat que l’on prépare. C’est tout. Pour moi, c’est davantage. Un frichti est un repas simple, sans manières, à la fortune du pot, mais délicieux parce que composé d’un ou de plusieurs plats cuisinés selon des recettes traditionnelles. Un déjeuner entre copains peut être appelé frichti. Un célibataire nommera frichtis ses repas solitaires. « Je n’ai pas de salle à manger, lui dit finalement cet homme tranquille, et, d’habitude, je déguste mon petit frichti sur cette table de marbre que vous voyez là » (Jean Giono, Le Hussard sur le toit).
Le mot frichti me donne de l’appétit.
Gambettes
Oui, cette femme a de très belles jambes. Mais si vous dites qu’elle a de belles gambettes, c’est mieux, le compliment est encore plus flatteur. Car les gambettes (de gambete, en picard) ajoutent de l’agilité, de la jeunesse, de la pétulance, et même un peu d’effronterie dans la sensualité.
Quitte à scandaliser quelques lectrices, j’aime bien aussi les femmes hautes sur pattes. Celles-ci sont la propriété des animaux, mais les femmes donnent au mot une élégance à la fois poétique et canaille. Femmes-oiseaux, femmes-libellules, femmes-cigales, femmes-gazelles, que vous êtes séduisantes perchées sur vos talons aiguilles, bougeant vos pattes avec un naturel qui doit autant à l’instinct qu’à l’apprentissage.
En revanche, si elles appartiennent aux hommes, les pattes sont souvent péjoratives. « Bas les pattes ! » s’exclame la femme qui se refuse à des mains hardies. « Enlève tes grosses pattes de là ! » Et autres expressions dans lesquelles les pattes ne sont pas bien considérées : avoir un fil à la patte (n’être pas libre), graisser la patte de quelqu’un (l’acheter), en avoir plein les pattes (être harassé), tomber entre les pattes de quelqu’un (être asservi), un moteur qui marche sur trois pattes (qui a des ratés), etc.
Une jolie expression a quasiment disparu : se faire faire aux pattes, être fait aux pattes, c’est-à-dire se faire prendre, être battu, être impuissant. Bonheur, tout à coup, de la découvrir, cette expression, sous la plume de Jacques Julliard, appliquée à des personnes dont les pattes ne sont pas la partie la mieux considérée de la personnalité : les intellectuels. La phrase mérite d’être entièrement citée : « Que les intellectuels parlent, et on les accuse de faire leur publicité sur la misère du monde ; qu’ils se taisent, et l’on dénonce un silence fait de lâche complaisance et de complicité tacite. Quoi qu’ils disent ou ne disent pas, qu’ils fassent ou ne fassent pas, ils sont faits aux pattes » (Le Nouvel Observateur, 20 mai 2010).
Voilà qui s’appelle avoir de la patte !
Générosité
La générosité du cœur. La générosité de tous les jours. Celle qui s’exprime avec des gestes, des mots, des sourires. Naturelle, spontanée, gaie, la générosité qui est comme un réflexe, une manière d’être. Elle ne coûte rien, sinon une attention aux autres, qu’ils soient présents ou absents.
S’ils sont présents, on s’intéresse à eux, on leur pose des questions, on les écoute, on les fait rire ou sourire, on leur dit qu’ils nous ont manqué, que l’on a pensé à eux, et que l’on est heureux de les retrouver.
S’ils sont absents… C’est là que le monde moderne est formidable, tant sont nombreux et rapides les moyens mis à notre disposition pour nous manifester. Je pense surtout aux courriels et aux textos qui peuvent être envoyés à tout moment sans déranger leurs destinataires. Cela ne prend qu’une ou deux minutes, pour dire bonjour à celui-ci, bonne nuit à celle-là. Pour encourager, pour féliciter, pour remercier, pour conseiller, pour consoler. Pour dire son amitié ou son amour. Pour dire que, distants de dix ou de mille kilomètres, on pense à vous. Vous êtes présents dans notre vie et cela nous fait plaisir de vous l’écrire. Jolie surprise de recevoir sur son ordinateur ou sur son iPhone un signe de complicité, de solidarité, de gaîté, de mélancolie, d’estime, d’affection, de tendresse, que l’on n’attendait pas. Un clin d’œil. Un élan impromptu. L’irruption chez soi d’un cœur généreux.
Rien n’est plus agréable, au retour d’un voyage, que de lire sur son ordinateur un message de bienvenue chez vous envoyé par les personnes chez lesquelles vous avez passé quelques jours. Peut-être y ont-elles déjà ajouté quelques photos de votre séjour ?
Géographie (1)
Toute ma vie, je suis allé dans des lieux qui, comme par hasard, se situaient dans une pliure de la carte, là où il n’est pas commode de l’étaler et de la lire. Quand c’était un atlas routier, je découvrais, énervé, que j’allais me rendre dans un endroit qui figurait dans le coin d’une page et que, pour y parvenir, je devrais consulter une ou deux autres pages où les routes d’accès, se trouvant elles aussi aux extrémités, me paraîtraient incertaines.
Pourquoi jamais la ville ou le village plein centre ?