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Pourquoi, conducteur ou passager, être chaque fois dans l’obligation de déplier, de replier, de redéplier, de regarder comment ça continue de l’autre côté ou sur l’autre page, de vérifier si la départementale ou la vicinale est bien la même que celle repérée avant d’avoir, excédé, changé de côté ou de page ?

Ce « syndrome de la pliure » est une vengeance de la géographie. Elle ne m’a jamais pardonné de ne représenter par mes ascendants que deux départements, de surcroît limitrophes : la Loire et le Rhône. Je suis le rejeton de familles de paysans enracinés dans leur terroir, qui n’ont pas cherché à savoir ce qui se cachait derrière l’horizon. Des sédentaires, des culs de plomb qui sont restés là où le destin les avait placés et qui s’y sont trouvés bien. Les seules frontières qu’ils aient franchies, c’étaient celles, sans risque, de leurs cantons.

Français du centre de la France, je me suis toujours senti lisse, pauvre, sans mystère, lorsque je rencontrais des femmes et des hommes porteurs de chromosomes apatrides, de filiations incertaines. Ils étaient nés dans des pliures de la géographie, dans des codicilles de l’histoire. Leur sang était un peu ukrainien, un peu polonais, un peu hongrois, un peu juif, avec peut-être quelques gouttes de calva ou de grappa. Ils parlaient plusieurs langues, ils récitaient des poèmes russes ou grecs, ils jouaient d’un instrument de musique. Plus les routes de leurs aïeux avaient été nombreuses et chaotiques, moins ils hésitaient sur les chemins à prendre, quitte à bifurquer sur un coup de tête et à rompre avec des amours, des amis et des habitudes auxquels on les croyait attachés.

J’étais fasciné par leur mépris des frontières. Je souffrais de leurs tentatives d’aller voir ailleurs. Leur sens de l’orientation n’était jamais pris en défaut. Et quand ils consultaient une carte ou un atlas, eux qui provenaient de recoins, de plissements, de dévers, de nulle part, ils mettaient le doigt, là, au beau milieu de la page, au plus lisible de la géographie.

Le GPS a supprimé la pliure et son syndrome.

> Fleuves, Jeunesse

Géographie (2)

Et si les plus beaux mots étaient les noms de pays, de lieux, surtout de villages et de villes, qu’ils soient de France ou d’ailleurs ? Il me semble que si j’avais eu un talent de poète, j’aurais farci mes poèmes de ces noms qui chantent le voyage, l’aventure, l’exotisme, la terre cartographiée mais libre, la longue marche des hommes et leur volonté, un jour, de se fixer dans des vallées, dans des ports, à la lisière des déserts ou à flanc de montagne. Des noms géographiques qui doivent souvent leur renommée à l’histoire. L’alliance de l’une et de l’autre a inspiré à Gilles Lapouge des livres magnifiques. Dans son poème Le Conscrit des cent villages, Aragon nous fait respirer l’« odorante fleur du langage ». Dans Le Fou d’Elsa, voyez comme il se promène dans l’histoire et la géographie de l’Espagne :

« Donnez-moi le chant des fontaines Murcie où sont les soirs si doux Majorque et les îles lointaines Avec leurs barques incertaines Les barrages devers Cordoue
Le pré d’argent près de Séville L’armoise autour d’Almeria Et les monts comme un jeu de quilles Sur les collines de jonquilles Où Grenade s’agenouilla. »

J’aurais glissé dans mes poèmes des noms magiques comme Tegucigalpa, L’Haÿ-les-Roses, São José dos Campos, la mer des Sargasses, la Corne d’Or, Mourmansk, Casablanca, Oulan-Bator, Zhengzhou que j’aurais peut-être fait rimer avec Le Lavandou, et puis aussi Vancouver, Chicoutimi, La Chaise-Dieu, Reggio di Calabria, Chio, Novossibirsk, Uppsala, Sierra Leone, le Grand Désert Victoria, Arcadie, Hokkaidō, Babadag, Saint-Amour…

Les cartes sont des poèmes, les atlas des épopées, les mappemondes des fables universelles colportées par les derviches tourneurs.

À propos…

Du diplomate et poète Henry J.-M. Levet j’aime relire les Cartes postales.

« Car il pense encore à cette jolie Chilienne Qu’il doit quitter en débarquant, à Loango… — C’est pourtant vrai qu’elle lui dit : “Paul, je vous aime”, À bord de la Ville de Pernambuco. »
Extrait du poèm
Afrique occidentale
dédié à Léon-Paul Fargue

Gobelotteur, euse

Vieux mot que je ne connaissais pas quand j’ai écrit mon livre sur le vin. Un gobelotteur — de gobelet — est un homme qui boit de l’alcool avec excès ou qui a fréquenté assidûment les cafés. Les femmes sont des gobelotteuses. Elles aussi aiment gobelotter ou pratiquer le gobelottage.

« Un bon à rien, je dis, un gobelotteur, un feignant, et pas même républicain ! » (Élémir Bourges, Les oiseaux s’envolent et les fleurs tombent).

Gone

Le gone est un gamin lyonnais comme le gavroche est un enfant de Paris. C’est un terme affectueux qui pouvait se teinter d’un peu d’ironie quand le gone, après avoir mangé beaucoup de rosettes (longs saucissons secs) et de clapotons (pieds de mouton en rémoulade), était trop vite monté en graine. Aujourd’hui, le mot désigne indifféremment, avec même une certaine sympathie, tous les Lyonnais de sexe masculin, qu’ils soient nés à Lyon ou qu’ils y habitent (depuis un nombre d’années qui vaut naturalisation).

Deux maximes de La Plaisante Sagesse lyonnaise :

« Les vrais bons gones, c’est ceux qu’ont des défauts qui ne font tort qu’à eux. »

« Pour ce qui est de la chose de l’amour, n’y sois pas regardant parce que, vois-tu, gone, que t’en uses ou pas, ça s’use. »

Ayant quitté Lyon depuis un demi-siècle, même si j’y fais des retintons (retours) avec un plaisir auquel se mêle de plus en plus de nostalgie, suis-je encore un franc gone ? Un bon gone, j’espère, comme le disait Marguerite, l’une des deux vendeuses de l’épicerie familiale.

Quartier de « gonesse » le plus recherché : les pentes ou le plateau de la Croix-Rousse. Mais les Brotteaux, Saint-Jean, le Gourguillon, Ainay, la Guillotière, etc., fournissent d’excellents labels.

Prix Goncourt 1922 pour Le Martyre de l’obèse, Henri Béraud est un Lyonnais de naissance et de bonne farine, la boulangerie paternelle se trouvant 8, rue Ferrandière, entre Rhône et Saône. « Nous autres, les gones, étions de la rue comme les petits croquants sont de la route. Nous y vivions. Nous y apprenions tout ce qui s’apprend hors de l’école, et que certains ne sauront jamais » (La Gerbe d’or).

Azouz Begag n’est pas moins lyonnais que Béraud. Lui aussi, mais soixante-douze ans après, a ouvert ses clinquets (yeux) dans la ville de Guignol et raconté son enfance dans un quartier périphérique de baraquements. « Me suis-je lavé le visage, ce matin ? Ai-je au moins passé mon pantalon ? Je porte les mains sur mes cuisses. Tout est en ordre, je ne suis pas sorti nu. Je peux continuer à marcher sur le chemin de l’école, avec les gones du Chaâba » (Le Gone du Chaâba).