Ma première émission littéraire à la télévision s’intitulait Ouvrez les guillemets. Tout ce qui était dit pendant soixante-dix minutes était donc entre guillemets. Quand l’un de mes invités ou moi lisions un texte ou faisions une citation, nous ouvrions des guillemets à l’intérieur des guillemets. Déjà, je vivais aux crochets de la littérature.
On ne sait jamais comment terminer une émission. « Bonsoir à tous, à la semaine prochaine », banal. Alors qu’il était original et plaisant de conclure ainsi : « Bonsoir à tous, à la semaine prochaine. Fermez les guillemets. »
Le verbe guillemeter, mettre entre guillemets, existe. Il est rarement employé.
Des hommes politiques et des animateurs de radio et de télévision abusent de l’expression « entre guillemets ». Ils disent une phrase assez forte ou emploient un mot courageux ou politiquement incorrect, mais ils en atténuent aussitôt la portée en ajoutant : « entre guillemets ». Entendez par là qu’ils l’utilisent par facilité, pour se faire comprendre, mais qu’ils n’en sont pas solidaires. « Entre parenthèses » est l’expression favorite des avocats du diable et des faux culs. Sans guillemets.
Hippopotame
Ayant observé qu’il pâture la nuit et que, le jour, dans l’eau, il est obligé de sortir sa grosse tête toutes les cinq minutes pour respirer, André Gide se demandait quand l’hippopotame dort. De son corps de fort tonnage émane une impression de puissance mais aussi de maladresse. Massif et balourd, il ne détale pas assez vite pour échapper aux chasseurs. C’est la faute aux linguistes qui — observez le mot hippopotame — ne lui ont donné que trois p pour soutenir sa masse. Il marche sur trois pattes. Pour qu’il se déplace plus rapidement, pour qu’il soit plus assuré sur terre et dans l’eau, ajoutons à son nom un quatrième p. L’hippoppotame nous en sera reconnaissant.
Hirondelle
On appelait hirondelles les agents à vélo et à pèlerine. Métaphore apparemment ironique car le vol des hirondelles est très rapide alors que le déplacement des pandores était poussif. Mais, quand ils appuyaient sur les pédales, la cape sombre flottant derrière eux ressemblait, paraît-il, à des ailes d’hirondelle. Le premier à oser la comparaison devait être un poète, ami de la police, qui avait bu.
On appelle encore hirondelles les resquilleurs de la culture : les personnes sans invitation qui parviennent à se glisser aux premières des théâtres, des cinémas, des music-halls, dans les vernissages, dans les coquetèles littéraires…
Les hirondelles des spectacles viennent pour le spectacle, alors que les hirondelles littéraires viennent pour le boire et le manger. J’ai beaucoup côtoyé celles-ci dans les réceptions des éditeurs et surtout dans les coquetèles des prix. Dans les années soixante et soixante-dix, les hirondelles les plus connues parce que le plus souvent présentes étaient une demi-douzaine de femmes et d’hommes assez âgés, plutôt sympathiques. Tout en engloutissant verres de vin et sandwiches (le matin), champagne et petits-fours (l’après-midi), ils manifestaient de la curiosité pour le résultat du scrutin et pour le lauréat, alors que rien ne les obligeait à jouer les journalistes qu’ils n’avaient jamais été, tout le monde le savait, même les serveurs. Toujours très proches de la table ou du bar, ils étaient parfois un peu bousculés par des éditeurs ou des confrères impatients de se rafraîchir, mais, sans jamais protester, ils s’écartaient juste assez pour reprendre leur position stratégique dès que les ayants droit s’étaient repliés un verre à la main. Ces scènes étaient une illustration concrète de ce que Julien Gracq a appelé « la littérature à l’estomac ».
La plus audacieuse des hirondelles était une vieille femme, toute de noir vêtue, qui portait un grand cabas. Très discrètement, elle s’emparait d’un plateau rempli de petits sandwiches ou de petits-fours et les faisait disparaître dans la gueule béante du sac. C’était un écureuil niché dans une famille d’hirondelles.
Il y a toujours des gens qui resquillent. Mais je n’entends plus parler d’hirondelles. Le mot dans cette acception est-il en train de disparaître ? Et pourquoi appelle-t-on ou appelait-on ainsi ces habiles personnes ? Quelle ressemblance avec les passereaux migrateurs ? Je donne ma langue au chat. Autrefois, les hirondelles, les vraies, étaient nombreuses à faire leur nid à l’intérieur des remises, des hangars et des granges sans porte ou qui restaient ouverts du printemps à l’automne. Impuissants, furieux, les chats levaient les yeux vers les poutres et les recoins du plafond en poussant de brefs miaulements plaintifs. Ils ne pouvaient espérer qu’en la chute accidentelle d’un oisillon.
Historier
Nous avons tous découvert sur les menus des restaurants des mots dont nous ignorions le sens : noms de plantes exotiques ou rares, vocabulaire de cuisine régionale, noms de produits ou de préparations étrangers… Plus étonnant, c’est d’y trouver un mot bien français dont nous ne savions pas qu’il était aussi employé en cuisine et qu’il avait donc une acception gastronomique. Ainsi, le très sérieux verbe historier, c’est-à-dire, dans son sens premier, décorer de scènes avec personnages, en particulier ceux de l’Écriture sainte.
Cela se passait chez Olivier Alemany, qui tient le restaurant La Closerie, au pied du château d’Ansouis, dans le Vaucluse. Il présente une carte dont deux grandes pages sont occupées par des verbes imprimés sans ordre, à la suite les uns des autres, qui se rapportent tous à l’art et à la science de la table : brider, macérer, désosser, blanchir, flamber, mijoter, gratiner, dénoyauter, pocher, etc. Et voilà qu’au milieu de ce festin de verbes alléchants, l’œil tombe sur l’incongru historier.
Lequel est ignoré de nos dictionnaires usuels quand il est utilisé en cuisine. Mais il n’a pas échappé au Larousse gastronomique. On historie un citron ou une orange quand on découpe le fruit en dents de loup ou en panier, quand on le transforme artistiquement. « D’une manière plus générale, l’historiage désigne le décor d’un plat enjolivé de petits ornements. » C’est au fond l’utilisation en cuisine d’historier dans son sens d’aujourd’hui : avec ou sans personnages, orner, décorer, enjoliver, embellir.
Chapiteau ou citron, l’un et l’autre peuvent être historiés…
Homme
J’ai connu un homme qui tutoyait les coquelicots, les pivoines, les orchidées, les amaryllis, les tulipes, les iris, les hortensias, les rhododendrons et beaucoup d’autres fleurs, mais qui, intimidé, disait vous aux roses.
J’ai connu un homme qui avait ramassé la chapka de Blaise Cendrars, tombée du Transsibérien peu après Iekaterinbourg.
J’ai connu un homme pieux qui confiait sa correspondance à une boîte aux lettres du Vatican, le cachet de la poste faisant foi.