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J’ai connu un peintre qui ne peignait que des soldats et des batailles, et qui mourut d’une balle perdue.

J’ai connu un homme qui récitait à la belle truite arc-en-ciel qu’il venait de pêcher dans un gave des Pyrénées le début de l’Oraison funèbre d’Henriette-Anne d’Angleterre, duchesse d’Orléans, écrite et prononcée par Bossuet.

J’ai connu un homme qui murmurait à l’oreille des pur-sang des récits de courses gagnées d’un museau à Trébizonde et à Santiago del Estero.

J’ai connu un homme qui, à ses huit enfants réunis, un jour a dit : « Je sais que l’un de vous n’est pas de moi. J’attends qu’il se dénonce ! »

J’ai connu un homme qui écoutait sur un iPhone le bruit de l’océan qu’il avait entendu pendant toute son enfance, l’oreille collée à un gros coquillage.

J’ai connu un homme qui prétendait être la réincarnation de Moïse et qui s’est noyé dans la mer Rouge.

J’ai connu un homme qui considérait que, comme un cépage, il devait choisir le sol le mieux adapté à sa nature, et avait construit sa maison sur un terroir marno-calcaro-gréseux d’Alsace.

J’ai connu un homme qui, ceint d’une écharpe verte, lisait Proust dans une tribune du stade Geoffroy-Guichard, à la mi-temps du match légendaire Saint-Étienne-Kiev.

J’ai connu un homme, écrivain célèbre, qui, plus de vingt ans avant de mourir, avait choisi ce qui serait son dernier mot et qui, au moment fatal, dit : « Je ne m’en souviens plus. » Ses proches et ses lecteurs s’attendaient à mieux.

J’ai connu un homme qui, dès les premières nuits du mois d’août, perché tout en haut du massif de l’Aigoual, tapait dans ses mains pour donner le signal de départ aux étoiles filantes (en hommage à Alphonse Allais).

J’ai connu un homme qui disait d’une femme qu’il avait aimée : « Elle m’a manqué », allusion à la balle de revolver qui l’avait raté.

J’ai connu un homme qui, donnant son sang chaque mois, fut récompensé de sa générosité et de son civisme par des médailles, mais qui, à la moindre égratignure, à la plus légère coupure, regardait, effaré, se perdre quelques gouttes d’un Trésor national.

Impatience

Quand Robert Laffont me proposa de lui succéder à la tête des éditions qu’il avait fondées et qui portent son nom, je le remerciai avec une chaleureuse sincérité et déclinai aussitôt son offre. Parce que, lui expliquai-je, les qualités essentielles d’un journaliste n’en font pas, loin de là, l’homme idoine pour diriger une maison d’édition.

Je n’appuyais mon raisonnement que sur un seul exemple, mais déterminant, capital : l’impatience.

Un journaliste est, par nature, par intérêt professionnel, un impatient chronique, angoissé, presque maladif. Premier à détenir une information, premier sur un « scoop », il veut aussi en être le premier divulgateur, que ce soit par écrit, par la parole ou par l’image. Il vit dans la hantise d’être « grillé » par un confrère. C’est un chasseur d’exclusivités, de priorités, d’antériorités, de « pole positions » : « Nous avons été les premiers à vous révéler que… » Même dans la critique littéraire, une course est souvent engagée entre plusieurs grandes signatures pour être la première à faire l’éloge d’un livre, alors que celui-ci n’est pas encore en librairie.

J’ai toujours aimé faire des émissions en direct, qui ne demandent que la patience d’être à l’heure et de tenir l’heure. Au contraire, les émissions enregistrées qui seront diffusées plus tard, et qui, entre-temps, sont montées, coupées, modifiées, parfois reconstruites, m’auraient jeté dans une impatience que les chiffres de ma tension auraient pu mesurer.

Quand je dirigeais le mensuel Lire, je souffrais — plus qu’intellectuellement, physiquement — d’impatience. Les délais de fabrication — de la remise de la copie, au magazine qu’on tient enfin entre ses mains — me rendaient malade. « Où est le progrès ? » tempêtais-je contre des techniques d’impression et d’imprimerie réputées très modernes, qui me paraissaient exiger plus de temps que les précédentes, et même de plus anciennes.

Comment, dis-je à Robert Laffont, un impatient névrosé comme moi pourrait-il se transformer du jour au lendemain en un éditeur, dont l’une des qualités majeures est la patience ? Attendre des manuscrits qui sont toujours en retard. Et, quand ils arrivent, s’apercevoir que les auteurs devront retravailler leurs textes, en espérant qu’ils auront le courage et la patience de le faire. Être attentif aux états d’âme des écrivains, les inviter à déjeuner, les chouchouter, les flatter, les recadrer, les relancer, les lire, les relire, discuter de leurs contrats, parler argent, à-valoir, pourcentages, publicité, quelle horreur ! Et quelle patience !

Robert Laffont me dit que le métier réservait aussi de bonnes surprises et il m’en raconta plusieurs dont il se félicitait encore. Mais il est vrai, convint-il, que l’éditeur doit s’efforcer de ne jamais verser dans l’impatience, sa vie devenant alors un enfer.

De toutes les impatiences, la pire est celle qui relève du cœur. L’impatience amoureuse. Anxieux, nerveux, on guettait le facteur qui apporterait ou n’apporterait pas la lettre tant espérée. « Tout mon sang se bouleverse pour un courrier manqué », écrivait Mme de Staël, en attente d’une lettre de Louis de Narbonne, son amant. Les yeux rivés sur le téléphone, on priait le ciel qu’il sonnât enfin. Pour annoncer quoi ? Une promesse, un refus, une acceptation ? Un autre coup de téléphone ? Oh ! le rire cruel, ou cette voix douce… Non, ne coupez pas, s’il vous plaît… Oui, non, je n’entends pas, je n’entends plus… La lenteur du courrier et les mauvaises liaisons téléphoniques ajoutaient à l’impatience de celui qui ne savait pas encore si ses tentatives, ses audaces, ses premiers mots, ses premiers gestes avaient été bien perçus et s’ils seraient la bonne introduction à une nouvelle aventure sentimentale.

Aujourd’hui, on pourrait croire qu’avec les téléphones, fixe et portable, l’ordinateur, les courriels, les textos, les fax, les blogs, les photos instantanément échangées, les couples se faisant ou se défaisant en un instant, l’impatience amoureuse a disparu. Certes, elle s’étale moins dans le temps, elle n’est plus soumise aux caprices des dames de la poste et du téléphone, mais elle est beaucoup plus violente. Sauvage. Insupportable. Les quelques minutes ou les quelques heures pendant lesquelles on attend le clic qui vous envoie vous faire foutre ou qui vous promet le ciel sont insoutenables. L’ordinateur a un cœur qui bat très vite, vous l’entendez, mais c’est le vôtre. Ne comptez pas sur l’iPhone ou sur le Mac pour qu’il arrête la mauvaise nouvelle ou pour qu’il accélère la bonne. Ce sont des monstres froids. Votre impatience, pourtant si manifeste, si douloureuse, ils s’en fichent.

Heureux amants qui s’envoient des textos comme s’ils échangeaient des balles de ping-pong. Couples séparés par la distance, par le décalage horaire, qui nouent des baisers chaque matin et chaque soir dans des courriels tendres et érotiques. Mais que l’un vienne à manquer, débute alors une frustration impatiente. Pourquoi ? Comment ? Quelle main jalouse intercepte vos SMS qui sont des SOS ? Pourquoi la plus belle déclaration d’amour jamais envoyée sur le Net reste-t-elle sans réponse ? En ai-je trop fait ? Pas assez ? Quel mot manque, qu’elle attendait ? Quel mot est de trop, qui l’a agacée ou encolérée ? On se relit, dix fois, vingt fois, et l’on sent monter en soi, telle la marée, l’impatience du silence, de l’imagination torturée, du secret inaccessible, de la réponse qui ne vient pas et qui ne viendra peut-être jamais.

À propos…

Y a-t-il plus goujat que la rupture par mail ? Oui, les condoléances. Y a-t-il plus goujat que la rupture et les condoléances par mail ? Oui, par SMS.