Le retour au pensionnat Saint-Louis se faisait par les mêmes chemins de banlieue qu’à l’aller, puis les rues de la ville. Je ne me souviens que des cris, des rires, des chahuts de la victoire. Il est vrai que nous gagnions souvent. Aucune tristesse à l’idée de retrouver les hauts murs de l’internat et les élèves qui y étaient restés enfermés toute la journée. Car j’avais le sentiment que cette escapade que le football nous autorisait chaque jeudi était plus qu’un entracte dans notre vie de pensionnaires, beaucoup plus qu’une sortie avec des copains : une promesse pour l’avenir. Il suffisait donc de se débrouiller pas trop mal avec un ballon pour obtenir un peu de liberté. Il suffisait de marquer un but de plus que l’adversaire pour se sentir pénétrés de la conviction que nous étions du clan des élus. Allons ! le monde n’était pas aussi redoutable qu’on nous le disait. Nous saurions nous y faire notre place.
Je revenais du foot gonflé à bloc. Quitte, dès le lendemain, à piquer du nez dans le désenchantement pour une mauvaise note.
Un laïc, le professeur de mathématiques des grandes classes, M. Freyssenet, avait la responsabilité de l’équipe des cadets. Il y avait toujours un cours de maths, le vendredi. Les joueurs qui avaient marqué un but la veille, ou qui avaient brillé, échappaient à l’interrogation orale. Cette récompense somme toute justifiée n’était ni officielle ni même reconnue par le professeur. On était dans une tradition silencieuse. Les quelques fois où j’ai trompé le gardien adverse, je pensais, tout de suite après l’explosion de joie, que je pourrais faire l’impasse, le soir, sur la leçon. Mais, le plus souvent, je ne coupais pas à l’interro. Ce qui avait été stimulé en moi, les jeudis, par les matches était alors découragé, les vendredis, par les maths.
Jeunesse
Les grands romanciers ont eu une jeunesse très romanesque. J’aurais bien voulu devenir un grand romancier, mais comment faire, ma jeunesse ayant été calme et ordinaire ? Tous les jeunes gens dont les premières années ont été compliquées, sombres, originales ou aventureuses ne deviennent pas de bons écrivains. Mais observons que l’adversité ou la singularité dans les débuts de l’existence, ça aide, ça donne plus tard du talent à ceux qui ont choisi d’écrire.
Exemple : Marguerite Duras. Naître en Cochinchine d’une mère veuve d’un monsieur nommé Obscur, et d’un père qui s’appelle Donnadieu et qui meurt alors qu’elle n’a que sept ans, ce n’est pas de la chance dans une biographie d’écrivain ? Et cette mère grugée qui se fait refiler, au bord du Pacifique, contre vingt ans d’économies, des terres impropres à la culture du riz, ça n’est pas excellent pour le tonus revanchard, moral et artistique d’une adolescente ? Et avoir eu, encore mineure, des amants chinois, ça ne fouette pas le sang et la littérature ? Ah ! si j’avais passé mon enfance et mon adolescence en Indochine plutôt que dans le département du Rhône, quel écrivain eussé-je été !
Jean-Marie Gustave Le Clézio, lui, est né à Nice. Pas très original. De qui tient-il le vagabondage de ses pas et de son stylo ? D’une famille de Bretons établis à l’île Maurice ; de chercheurs d’or, d’ailleurs et de beauté ; d’un père résidant au Nigeria dont il fit la connaissance à l’âge de huit ans après un voyage de quatre semaines à bord du Surabaya. De l’ancre à l’encre, c’était fatal. Où, quand, comment aurais-je pu naviguer entre Saint-Symphorien-de-Lay, le village de mon père, et Quincié-en-Beaujolais, le village de ma mère, séparés, via Lyon, par le très modeste col du Pin-Bouchain et, via Thizy, par le col touristique des Écharmeaux ? Du nomadisme dans un mouchoir ! De la bougeotte cantonale ! On embarquait, mais c’était pour une partie de pêche sur la Saône. Où étaient-ils, les Mauriciens, les Africains, les Indiens qui m’auraient jeté dans le roulis et le tangage du roman ?
Et comment ne pas envier le jeune Patrick Modiano, solitaire, mal aimé ? Une mère flamande arrivée à Paris, en 1941, dans les bagages des Allemands. Un père juif recherché par la police qui faisait des affaires louches avant, pendant et après la guerre. Du nanan pour un futur écrivain ! Alors que moi, pauvre de moi, je n’étais que l’enfant très aimé de deux petits Français qui descendaient l’un et l’autre de familles de paysans, même pas des lisières, mais du centre du pays… Le terroir et le cocon familial ne poussent pas au romanesque. D’une jeunesse sans histoire ne sort rien de bon pour la littérature.
Kiosque
Les oiseaux des parcs s’habituent à la longue à la concurrence des kiosques à musique. Ils s’arrêtent de chanter pendant que l’orchestre joue. Écoutent-ils ? Sont-ils séduits ou choqués par des sons qui n’appartiennent pas à leur répertoire ? Sont-ils jaloux des applaudissements qui ne ponctuent jamais leurs récitals ?
Dans un kiosque de Vichy, un orchestre de femmes jouait des valses de Strauss. J’étais sous le charme. Je partis avant la fin du concert parce que j’avais rendez-vous à la terrasse d’un hôtel avec Jules Romains pour l’une de ces interviews d’été qu’aimait publier Le Figaro littéraire. Nous évoquâmes les villes auvergnates d’Ambert et d’Issoire où sept champions du canular fichent une réjouissante pagaïe (Les Copains). Pourtant très atténuée, la musique parvenait à nos oreilles. Jules Romains en conçut de l’irritation. Du coup, mon admiration pour l’écrivain, surtout pour l’auteur des Copains et de Knock, baissa d’une octave.
Aux kiosques à musique je préfère cependant les kiosques à journaux. Dans aucun autre lieu ouvert au public je ne me rends deux fois par jour, le matin et au début de l’après-midi. Cela crée des liens avec le dépositaire et vendeur. Habitué à ses gestes, à sa conversation, je suis un peu triste quand il est appelé à quitter « mon » kiosque pour un autre où il fera plus de chiffre d’affaires.
Je ne me lasse jamais de regarder les couvertures des magazines, la diversité des titres, des sujets, des accroches, des illustrations. Neuf fois sur dix, c’est une femme qui est chargée de séduire la clientèle. Le kiosque est le seul endroit où les femmes marquent une supériorité écrasante sur les hommes. On ne m’entendra pas m’en plaindre. En revanche, elles font rarement la une des quotidiens, remplis du vacarme des batailles politiques, économiques et sociales, quand ce n’est pas du bruit de la guerre. Les femmes des magazines apportent de la douceur dans un monde de brutes. Le kiosque est trompeur. Dans le tumulte de la ville, les kiosques sont des haltes pour rêveurs et utopistes.
Lecture (1)
Il en est de la lecture comme de l’amour : les positions sont nombreuses. La position du missionnaire consiste pour un prêtre ou un laïc à lire un livre, le plus souvent l’Évangile et les Épîtres, debout, face aux fidèles. La position du mollah est la même que celle du missionnaire, mais avec des variantes, par exemple assis sur ses jambes repliées. Le Coran lui arrache des intonations rauques, d’une épaisse jouissance, plus marquées que celles du prêtre, héritier de la discrétion monastique.
Certains couples lisent au lit, puis mettent un marque-page, referment le livre, éteignent et font l’amour. Le chemin inverse est plus rare, sauf cas d’insomnie due au tumulte de sens qui n’ont pas été totalement apaisés et que l’on va distraire avec les mots d’un tiers après avoir rallumé la lampe de chevet.
Il faut recommander la lecture des romans au lit. C’est le genre le plus excitant. Par chance l’on peut tomber sur une page un peu leste ou franchement érotique. Mais, le plus souvent, tout n’est que noirceur, chagrin, déconvenue, fâcherie, rupture, deuil, abandon, ressentiment, vengeance, crime, détresse, catastrophe, malheur. Le moelleux du lit permet cependant de relativiser l’affliction dont sont frappés les personnages. Le lecteur ou la lectrice, le dos bien tenu par un ou plusieurs oreillers, éprouve même le désir soudain de se couler dans les bras de l’autre, soit pour se rassurer sur l’état du monde, qui n’est pas aussi sombre que le dépeint le romancier, soit pour marquer sa bienheureuse supériorité sur ses créatures vouées à la solitude et à la déprime.