Les romans sont surtout lus par les femmes. Les amoureuses en raffolent. Comment font les hommes dans les mains desquels le corps d’une femme prend la place, en quelques secondes, d’un livre sur le marketing ou d’un récit de la seconde guerre mondiale ?
Je ne lis jamais au lit. On y est mal assis, le corps glisse insensiblement, la lumière est insuffisante. Il faut se relever pour se munir du crayon ou du stylo qu’on croyait sur la table de chevet mais qui n’y est plus. On s’endort sur un chapitre barbant ; et quand l’auteur sait introduire ses mots jusqu’au plus profond de votre tête ou de votre cœur, ils y restent et vous empêchent de trouver le sommeil, à moins qu’au cours de la nuit lesdits mots ne s’éveillent, s’agitent, se rassemblent et s’organisent pour former un cauchemar.
Dans mes manières de lire je suis sans fantaisie. Jamais dans la baignoire, ni aux toilettes. Et pas davantage allongé sur la moquette ou sur le sable de la plage. Pas non plus couché dans un hamac, ou allongé sur le côté dans un pré, la tête dans une main, ou encore assis en tailleur sur une pelouse.
Je ne sais lire qu’assis sur une chaise, dans un fauteuil ou sur un canapé. Encore faut-il que celui-ci ne favorise pas l’avachissement. Le corps bien calé, sur du dur, de préférence devant un bureau ou une table pour prendre des notes, voilà ma meilleure position pour lire. Les sièges de voiture, d’autobus, de métro, de train, d’avion me conviennent parfaitement. La vitesse emporte aussi l’écrivain avec ses personnages, ses souvenirs, ses idées. Que je l’aie convié, à son insu, à m’accompagner pendant mon voyage prouve ma confiance dans sa capacité à m’instruire, à me divertir ou à me faire rêver. Le transport lui ajoute du romanesque et de l’exotisme. Gare à lui, cependant, s’il me déçoit ! Un mauvais compagnon de route est moins excusable qu’un médiocre invité à domicile, que l’on congédie au premier bâillement.
« Pour écrire un roman (…) il faut surtout de bonnes fesses, prétend Dany Laferrière, car c’est un métier comme celui de couturière où l’on reste assis longtemps » (L’Énigme du retour). Il en est de même pour le lecteur professionnel. J’ai la chance d’avoir de bonnes fesses.
Lecture (2)
Ma méthode de lecture telle qu’elle s’est forgée au rythme hebdomadaire de mes émissions n’est pas à donner en exemple. Elle ne vaut que pour moi. Elle est le résultat de l’adaptation de mes facultés à la lecture des nombreux livres qu’imposait l’animation, chaque vendredi soir, d’Apostrophes, puis de Bouillon de culture. En gros, je devais me montrer efficace tout en entretenant le plaisir de lire. J’y parvenais ainsi :
• Lecture d’un seul livre dans la continuité, autrement dit pas de livres en alternance.
• Ne pas hésiter à abandonner la lecture d’un ouvrage jugé médiocre, décevant, inutile…
• Lire assis sur une chaise ou dans un fauteuil qui tient le corps (> Lecture (1)), de préférence devant un bureau ou une table.
• Avoir un crayon ou un stylo toujours à portée de main.
• Pas d’alcool pendant les heures de lecture. Cigare ? Oui, avec plaisir.
• Pas d’accompagnement musical.
• Téléphone le plus silencieux possible.
• Pas de méthode de lecture rapide. Sinon, comment juger le style ?
• La lecture du matin étant toujours la meilleure, la réserver aux ouvrages difficiles.
• Se méfier de son humeur. Selon qu’elle est bonne ou méchante, les livres peuvent en bénéficier ou en souffrir.
• Après lecture d’un livre très séduisant, attendre au moins une heure — si possible laisser passer une nuit — avant d’en commencer un autre afin que celui-ci ne pâtisse pas de l’impression encore très forte laissée par le précédent.
Lecture d’un livre dont j’avais invité l’auteur à l’émission :
• Procéder comme on me l’a appris à l’école communale de Quincié-en-Beaujolais : lire entièrement l’ouvrage en commençant par le début et en finissant par la fin.
• Résister à la tentation de sauter les descriptions, les digressions, les incidentes, les parenthèses, car c’est souvent là que l’on déniche matière à poser les questions les plus originales ou les moins attendues.
• Souligner les passages essentiels, les phrases remarquables ou malheureuses ; mettre une croix en haut des pages à relire pendant la préparation de l’émission ; tracer des traits dans la marge en face de paragraphes représentatifs de l’écriture ou de la pensée de l’auteur.
• Entourer les mots savants, bizarres, amusants, anciens, nouveaux… et, s’il le faut, consulter un dictionnaire.
• Sur une feuille volante ou sur l’une des pages blanches situées à la fin du volume, écrire les observations et les réflexions nées au cours de la lecture. Noter déjà les questions auxquelles l’écrivain n’échappera pas.
• Noter aussi les correspondances avec les ouvrages des autres auteurs invités. Sur quoi ils s’opposent, sur quoi leurs sensibilités ou leurs analyses les rapprochent.
• Enfin, le livre lu et refermé, lui consacrer dix minutes de réflexion pour en laisser la quintessence pénétrer la mémoire et y allumer quelques lueurs qui, peut-être, pendant l’émission, éclaireront la jugeote de l’animateur.
Lecture (3)
Proust et Tolstoï sont les écrivains les plus redevables au corps médical. Quand une convalescence s’annonce longue, on se dit que c’est l’occasion ou jamais de lire la Recherche ou Guerre et Paix. Ces deux œuvres ont partie liée avec la chirurgie lourde et les virus les moins aimables. Lorsqu’un inspecteur de la Sécurité sociale remarque la présence de Proust ou de Tolstoï sur la table de chevet ou du salon de l’assuré, il sait d’expérience qu’il ne triche pas, mais que son arrêt maladie risque de ne se terminer qu’à la fin d’une lecture que le convalescent voudra mener jusqu’au bout.
À condition d’être seul dans une cellule, un séjour en prison peut être utilisé comme session de rattrapage de lecture. Quand les peines infligées sont courtes, les juges devraient demander aux condamnés quels livres, quels auteurs ils ont l’intention de lire derrière les barreaux et adapter la peine au temps de lecture supposé. Deux mois pour Sagan, six mois pour Camus, un an pour Sartre. Il est nécessaire que les prisons aient des bibliothèques fournies et bien tenues.
Jean-Jacques Brochier, qui fut le rédacteur en chef du Magazine littéraire pendant trente-cinq ans, a commencé sa vie publique dans une prison lyonnaise. Il avait porté des valises du FLN. Il évoquait sans rancœur ni tristesse son enfermement. Il lui avait permis de lire à satiété, en particulier les livres que les éditeurs lui avaient envoyés gratuitement en tant que prisonnier politique. Gallimard lui avait fourni des ouvrages de Jean-Paul Sartre qu’il n’avait pas encore lus.