Nous étions ensemble dans la même classe de philo, au lycée Ampère, et, déjà, Brochier nous éblouissait et nous fatiguait avec ses incessantes références à L’Être et le Néant. Il était le seul élève à avoir lu et compris ce pavé philosophique.
De son séjour dans les prisons polonaises après le coup d’État du général Jaruzelski, le 13 décembre 1981, et l’interdiction de Solidarnosc, Bronislaw Geremek retira un « grand enrichissement culturel ». Grâce aux lectures qu’il eut le loisir de faire. « Relire en prison l’analyse par Michel Foucault de l’univers carcéral (Surveiller et punir) a été pour moi une expérience absolument extraordinaire. J’étais amené par les circonstances, en effet, à me poser des questions qui ne me seraient jamais venues à l’esprit si je l’avais simplement lue dans un cadre universitaire, comme l’importance de l’architecture dans le sentiment de réclusion, ou comme le rôle de ce sentiment dans l’accomplissement de la peine. »
Geremek profita de la prison pour améliorer sa connaissance de l’italien. Il prit tout son temps pour lire et savourer, dans l’édition originale, Le Nom de la rose, d’Umberto Eco, plongée romanesque dans le Moyen Âge, époque dont il était l’un des historiens les plus érudits.
Sade, Dostoïevski, O. Henry, Verlaine, Wilde, Genet, Soljenitsyne, etc. Il faudrait faire un essai sur les livres lus par les écrivains durant leur internement en prison ou dans des camps, et l’influence de ces lectures sur leurs œuvres.
Le père et la fille ne s’étaient pas vus de toute la guerre. « Quel livre lis-tu en ce moment ? » fut la première question que Malraux posa à Florence, douze ans.
Lecture (4)
Adolescent, j’éprouvais du plaisir à lire à haute voix, en public, et je lisais bien. Au pensionnat Saint-Louis, nous étions deux élèves de cinquième, puis de quatrième, à avoir été choisis pour lire à nos camarades des romans d’aventures. Cela se passait au réfectoire, pendant le déjeuner. Il fallait arrêter la lecture à un moment du récit où l’action rebondissait, quand le héros était en mauvaise posture et que le suspense était palpitant. Ainsi recréions-nous oralement les conditions du feuilleton populaire dans la presse quotidienne d’autrefois.
Plusieurs fois j’eus l’occasion d’échanger des confidences sur ce qui allait se passer le lendemain contre du chocolat ou du pain d’épices. Je découvris longtemps avant d’entrer dans la presse que des personnes sont prêtes à payer le droit et la jouissance de connaître une information avant les autres. « Quoi ? C’est tout ! s’exclamaient parfois mes camarades, déçus à l’écoute de mes révélations. Rends-moi mon chocolat. » Il n’en était pas question. Demande-t-on le remboursement d’un journal ?
Nous lisions, choisis par le surveillant général, des romans de cow-boys et de gauchos qui finissaient toujours par vaincre des bandits sans morale, sans éducation, sans Dieu. Les grandes vacances interrompirent la lecture des Trois Mousquetaires, commencée trop tard. Peut-être était-ce à dessein, pour que les pensionnaires, de retour chez leurs parents, éprouvent l’envie de continuer ?
Dans Une histoire de la lecture, Alberto Manguel raconte qu’à Cuba, au milieu du XIXe siècle, dans la manufacture de tabac El Figaro, un lector lisait aux ouvriers, la plupart analphabètes, des romans. Cela ne nuisait pas à leur productivité et ils en retiraient assez de plaisir pour rémunérer eux-mêmes le préposé à la lecture. Mais, devant le succès — d’autres manufactures imitèrent vite El Figaro —, craignant que la subversion ne se glissât par ce subtil stratagème, le gouverneur de Cuba interdit de « distraire » ainsi les ouvriers.
Plus tard, des cigariers émigrèrent aux États-Unis et reprirent l’usage du lector. Le Comte de Monte-Cristo fit un tabac. « Un groupe d’ouvriers écrivit à Alexandre Dumas pour lui demander l’autorisation de donner le nom de son héros à l’un de leurs cigares. » Dumas répondit favorablement. Alberto Manguel ne dit pas si l’écrivain eut ensuite l’occasion de fumer des Montecristo.
Lecture (5)
En prenant de l’âge, on ne lit plus avec le même sang-froid les romans qui racontent des histoires d’amour et de famille. Car il arrive souvent qu’ils évoquent des personnages, des situations, des moments de bonheur, des drames que nous n’avons pas vécus comme ils sont narrés dans la fiction, mais qui se rapprochent par-ci par-là de ce que nous avons gardé en mémoire.
On se dit qu’on a été soi-même aussi fou d’amour que cet homme généreux, naïf, impatient, infernal, et l’on voudrait lui conseiller de réfléchir un peu, de ne pas se laisser emporter par sa passion soudaine, de tempérer ses ardeurs. Mais, rappelle-toi, c’est précisément cette furia du cœur et des sens que décrit si bien le romancier qui, pendant un temps trop court, a bouleversé et enchanté ta vie. Et quand arrivent les jours et nuits des désillusions, des désamours, comment ne pas comparer les chagrins du héros avec les tiens il y a quarante, vingt-cinq, dix ou deux ans ? Et si c’est l’homme qui, après des contorsions, des esquives, et pour finir la fuite, se libère des liens qui lui avaient paru, fut un temps, si doux, comment ne suspendrais-tu pas ta lecture pour te souvenir du type assez mufle que tu as été ?
Il n’y pas deux histoires d’amour identiques, mais la réalité et la fiction, elle-même souvent alimentée par la réalité, se croisent, s’interpénètrent, se copient, se ressemblent, s’opposent, se frôlent, se renvoient des échos. Ici, c’est une réplique ou une réflexion d’un personnage qui nous évoque une parole que nous avons dite ou entendue au cours d’une relation amoureuse. Là, c’est le commentaire de l’écrivain à propos de la séduction, du mariage, des enfants, de l’adultère, du divorce, ou d’autres épisodes plus rares ou plus intimes sur lesquels l’écrivain lâche une phrase de moraliste qui résonne en nous, soit pour y adhérer, soit pour la contester.
Il n’y a pas deux histoires de familles recomposées qui sont les mêmes. Mais le lecteur ne passe pas au chapitre suivant. Il s’arrête un instant sur ce méli-mélo d’amours entortillées, d’orgueils froissés, de jalousies à retardement, de revanches stratégiques qui lui rappellent, même très éloignées dans leur nature et leur déroulement, des batailles qu’il mena autrefois. Ces maladresses, ces imprudences, ces entêtements, ces brouilles, ces réconciliations… Rien n’est pareil, tout est pareil. Il introduit son roman dans le roman de l’écrivain. Lui revient en mémoire un peu de cette agitation, de ces brûlures, de tous ces sentiments qui accompagnèrent la rupture et la refondation avec enfants nés et à naître. Le roman est devenu pour lui un miroir dans lequel il cherche son image d’autrefois. Mélancolique ou amusé, il passe enfin au chapitre suivant.
Plus je vieillis, plus mes haltes dans les romans d’amour sont nombreuses. Elles ne sont pas toujours agréables ou réconfortantes. « La littérature sérieuse ? Elle n’est pas là pour nous faciliter la vie, mais bien pour nous la compliquer » (Witold Gombrowicz, Journal, t. 1, 1953–1958).
Libellule
La libellule, appelée aussi « demoiselle », est un insecte élégant, nerveux et fragile. Elle est munie de quatre ailes diaphanes. Le mot qui la nomme est magnifique. Tout de grâce, de légèreté. Il possède lui aussi quatre l. Ainsi la libellule est-elle une symbiose parfaite de la nature et de la langue, de la biologie et de l’orthographe.