De Jean Dutourd j’ai reçu du temps d’Apostrophes une lettre dont l’enveloppe était ainsi libellée :
Macho
Dans les années cinquante et soixante, employait-on le mot macho ? Je ne crois pas. Je l’étais un peu, comme tous les hommes de ma génération. Mais, marié à une femme qui travaillait, comme moi journaliste, j’étais moins enclin à montrer la supériorité sociale de l’homme que ceux qui avaient épousé une femme au foyer et l’y maintenaient en lui faisant des enfants.
N’étant pas professionnellement un homme de pouvoir, redoutant même son exercice, je n’étais pas porté à prendre au domicile conjugal des décisions unilatérales. J’avais le conjungo démocratique. Et même accommodant.
Quand les mouvements féministes dénoncèrent le sexisme, la phallocratie, le machisme, je me dis que les femmes n’avaient pas tort, même si certaines, avec une rage de fouisseuses, voulaient déraciner le phallus comme on déracine un totem. Dans mes chroniques du Point et d’Europe 1, je m’amusais des excès de ces viragos. N’empêche que, désormais, je surveillais mes paroles et mes actes pour ne pas me conduire en macho. Je ne le suis pas ou ne le suis plus depuis longtemps. Mais ai-je eu raison ?
Beaucoup de femmes adorent les machos, ces mecs qui décident pour elles, qui portent beau l’égoïsme du mâle, qui considèrent que la virilité leur donne droit à des privilèges, qui ne s’embarrassent pas d’une galanterie jugée surannée pour affirmer leur autorité. Avec ces hommes-là elles se sentent en confiance. Il ne leur déplaît pas d’être à l’occasion leurs servantes pour être mieux leurs maîtresses. Elles se retrouvent avec volupté dans une tradition biblique de la femme.
Je me souviens d’une belle personne qui, au retour de notre première promenade, s’agenouilla pour me retirer mes chaussures. Malgré mes protestations et les dérobades de mes pieds, elle y parvint. Je lui dis de ne jamais refaire cela qui me gênait, même si c’était agréable. Elle recommença. Elle n’aimait pas que je l’aide à mettre ou à desservir la table du petit-déjeuner. Elle préférait que je lise ou que j’écoute de la musique pendant qu’elle s’activait. À mon corps défendant, je me comportais comme un petit roi macho. Elle y prenait un certain plaisir de « femelle », c’est elle qui employait le mot. Je l’en privais quand, me rebellant, je m’efforçais de l’aider.
Bientôt, je m’avisai que le retrait des chaussures était une invite à de plus substantiels dépouillements…
Madré, ée
D’un bois dont on voit les veines, les taches, on dit qu’il est madré. On dit de même d’une personne d’apparence sincère qui est capable de ruse, d’airs changeants, de fines astuces. Un paysan madré, donc très malin. Un joueur de poker madré.
L’adjectif matois, oise signifie lui aussi que, sous la bonhomie, se cache la rouerie, la duplicité. Pour La Fontaine, le renard est un animal madré ou matois.
La supériorité de François Mitterrand sur tous ses alliés et adversaires politiques venait de ce qu’il savait, avec un talent très sûr, se montrer madré ou matois.
> Chafouin
Main
Nous sommes passés d’une civilisation de la main à une civilisation du doigt. L’index, aidé du pouce, a pris le pouvoir. C’est lui qui règne sur les codes et les claviers. Codes bancaires, codes téléphoniques, codes d’entrée, touches du portable et du fixe, des iPhone et des BlackBerry, de l’ordinateur, de la télécommande, des jeux vidéo, du radio-réveil, du four à micro-ondes, de la cuisinière, des robots ménagers, du GPS… le bouton triomphe. L’acné pullule.
Comme tout le monde, je bénéficie du progrès technique et ne m’en plaindrai pas. Mais comment ne pas regretter que la main tout entière soit de moins en moins associée à nos gestes quotidiens ? Elle ne prend plus, ne serre plus, ne tourne plus, ne pousse plus. Les mains ne sont plus aux manettes. Les mains sont à l’index.
Il est à craindre qu’elles ne perdent bientôt l’usage du livre. L’une le tient, l’autre en tourne les pages. Ainsi un livre bien en main est le premier plaisir de la lecture. Quand celle-ci est barbante, on dit que le livre nous tombe des mains. Le livre électronique, lui, sera posé sur une table ou sur nos genoux. Mais ce sera encore au profit de l’index, le traître, ce doigt, parfois légèrement humecté, qui tournait la page, la tourne encore, et qui, demain, aujourd’hui déjà, tape sur des touches ou glisse sur des écrans.
Les nouvelles générations ne connaissent plus cet autre très vieux plaisir duquel sont nés tant de chefs-d’œuvre : l’écriture à la main. Tandis que je trace ces mots, ma main droite glisse sur le papier. J’en éprouve le lissé qui, si je caresse la feuille, laisse apparaître un infime grain. Bonheur de la peau et de la chair. Ça n’est pas rien, oh ! non, la sensualité de la main qui écrit.
Le stylo ? Serviteur ! Il m’obéit au doigt et à l’œil. Il avance, il s’arrête, il se retire, il revient, il rature, il biffe, il voyage au-dessus des lignes, il ponctue ici, il corrige là, il retourne à la phrase, il écrit… C’est un furet, c’est un lézard. Avec la main, les lettres qui constituent les mots sont liées ; sur l’ordinateur, les lettres ne sont jamais en contact les unes avec les autres. J’écris le mot amour : les lettres sont unies, mariées, fusionnées. Si je tape le mot amour, les lettres ne se touchent pas.
Je suis pour une écriture charnelle de la main.
Maquisard
Quand des voitures de maquisards passaient devant l’école à l’heure des récréations, nous étions fascinés par leur audace. L’un d’eux était couché sur le garde-boue et le marche-pied de la onze-chevaux Citroën noire, le fusil pointé vers l’avant. Nous les acclamions comme s’ils avaient déjà libéré la France. C’étaient des FTP (Francs-tireurs et partisans), mais nous les désignions sous le beau nom de maquisards.
Les forêts des montagnes du haut Beaujolais et les vallées escarpées de la haute Azergues abritaient de nombreux groupes de rebelles qui n’hésitaient pas à descendre dans la plaine pour saboter les voies ferrées et faire exploser des wagons de matériel. À la fin de 1943, et surtout en 1944, jusqu’à la Libération, en septembre, les Allemands se portèrent à l’attaque de ces maquis. Batailles sanglantes, arrestations, exécutions, bombardements, guets-apens, coups de force, représailles… Quincié, mon village, était au cœur de ces combats de plus en plus insurrectionnels. Par exemple, sur la route qui mène à Beaujeu, le 26 juillet 1944, à deux heures de l’après-midi, une colonne de quatre officiers et de vingt-trois soldats allemands a été presque anéantie au bazooka. Au pont des Samsons, une stèle perpétue la mémoire de « six patriotes FTPF » tués ici même les armes à la main.