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Une fin d’après-midi, alors que beaucoup de femmes et d’enfants étaient réunis à l’église pour la prière — en faveur des prisonniers de guerre de la commune, dont mon père —, les Allemands firent irruption dans le village. Aux bruits des armes à feu, des ordres des officiers, des cris des soldats, s’ajouta bientôt le ronflement d’un gigantesque incendie. Ils avaient mis le feu à l’hôtel situé en face de l’église. Pendant qu’ils visitaient les maisons pour y arrêter des réfractaires aux Chantiers de jeunesse ou au STO (Service du travail obligatoire, en Allemagne) — ils emmenèrent deux jeunes gens qui furent fusillés quelque temps après —, nous nous étions réfugiés, apeurés, terrorisés, derrière l’autel. Le massacre d’Oradour-sur-Glane avait déjà eu lieu, mais nous n’en avions heureusement pas eu connaissance. Les femmes les plus pieuses prétendirent que si aucun soldat allemand n’entra dans l’église, ce fut grâce à la ferveur de nos prières.

Un soir de l’automne 1943, deux voitures de la police allemande pénétrèrent vers vingt-deux heures dans la cour de la ferme sur laquelle donnait la fenêtre du petit appartement où nous vivions, maman, mon frère et moi. En face se dressait la maison d’Henri et de Marcelle Descombes, des amis qui étaient de notre famille comme nous étions de la leur. Lui, prisonnier de guerre, s’était évadé. Arrivé au printemps, il avait repris son travail de vigneron comme si de rien n’était. Les vendanges et le pressurage étaient terminés depuis plusieurs jours. Un salaud l’ayant dénoncé, les occupants venaient le refaire prisonnier. Ce soir-là, lui et sa femme étaient sortis.

Ma mère ne parvint pas à convaincre l’officier allemand qu’il ne se cachait pas. Ils embarquèrent la mère d’Henri Descombes et le commis de la ferme. Ils les relâcheraient si le fuyard se présentait le lendemain à la prison de Montluc, à Lyon. Ce qu’il fit.

Je n’étais qu’un petit garçon de huit ans et je dormais déjà quand tout cela eut lieu dans la cour où je jouais d’habitude au ballon.

La guerre finie, je constatai que, si j’avais souvent croisé des maquisards, je n’avais jamais vu un soldat allemand. Pourtant, deux fois au moins, ils avaient accompli de sinistres besognes à quelques mètres de moi.

Cela augurait mal d’une carrière de journaliste informé, avisé, qui voit tout et sait tout.

À propos…

Le 29 mai 1985, j’étais parmi les soixante mille spectateurs réunis au stade du Heysel, à Bruxelles, pour assister à la finale de la Coupe d’Europe des clubs champions opposant Liverpool à la Juventus de Turin. Les supporters anglais ont envahi une tribune de supporters italiens qui, pris de panique, se sont écrasés, piétinés, contre des grilles fermées et un muret. De la tribune où je me trouvais, diagonalement à l’opposé du théâtre du drame, nous n’avons vu que des mouvements de foule. Nous avons entendu les sirènes des ambulances et nous en avons conclu qu’il y avait des blessés. Alerté aussi par les appels au calme, par le coup d’envoi retardé du match, j’ai voulu à la mi-temps me renseigner. Mais, même avec une carte de presse, il m’a été interdit de quitter la tribune où commençaient à circuler des rumeurs très alarmistes. Ce n’est qu’après la rencontre, en quittant le maudit stade, que mes compagnons de voyage et moi-même avons appris que plusieurs dizaines de personnes avaient trouvé la mort (trente-neuf exactement).

Spectateur d’un drame aussi révoltant qu’abominable, moi, journaliste, je n’en avais pas vu grand-chose.

Marron

Secret bien gardé : je porte tous les jours, depuis cinquante ans, dans la poche droite de mon pantalon, un marron. Un bon gros marron bien joufflu que je ramasse en septembre, avec trois ou quatre autres, sous un marronnier qui me paraît sympathique, dans un parc de Paris, à Quincié ou au cours d’une promenade impromptue, ici ou ailleurs. Il n’y a pas de jour que je ne le caresse, ne le triture, ne le fasse rouler entre mes doigts. Il en est vernissé, brillant. Il est très rare que je le perde. Il me fait toute l’année.

Ayant eu dans ma jeunesse des crises de rhumatismes infectieux, je reçus d’une tante experte en pharmacopée champêtre le conseil de porter toujours sur moi un marron. Il avait le pouvoir, disait-elle, de s’opposer avec douceur aux poussées inflammatoires des articulations et des muscles. Il eut la modestie de ne jamais m’avertir de ses interventions. Je m’habituai peu à peu à son existence au fond de ma poche, puis me félicitai de sa présence ronde, un peu bosselée. Il devint même une sorte de talisman, de grigri intime. Et mieux : quand, pour quelque motif que ce soit, je sens monter en moi une nervosité à laquelle je m’efforce de ne pas céder, je serre fort mon marron, je le palpe, le caresse, le triture, obtenant du contact sensuel de son écorce une paix salvatrice, un calme qui, souvent, en étonne plus d’un. Si mes colères furent rarissimes, je le dois beaucoup à ce marron dont ma tante ignorait qu’il étendait aux nerfs son action bienfaisante.

Souvent, avant une émission délicate, je le tirais de ma poche et, afin de me détendre, de gagner en sérénité, je jouais avec. Je le lançais en l’air et le rattrapais. Plusieurs fois de suite. Il ne tombait jamais. Des témoins s’étonnèrent de mon manège. Un marron ? Oui, un marron. Oh, comme c’est drôle ! Je teste mes réflexes. Je me prépare au ping-pong verbal. N’avez-vous pas vu le célèbre film noir de Howard Hawks, Scarface ? Ah, oui, le tueur avec sa pièce de monnaie qu’il lance en l’air et rattrape immanquablement ? C’était George Raft qui jouait le rôle. Inoubliable. Son sourire cynique. Sa désinvolture criminelle. Mon film s’appelle Apostrophes ou Bouillon de culture. Ce n’est pas un film noir. C’est une émission littéraire qui revient chaque semaine, le vendredi soir. Dans l’argot de la presse on désigne cette répétition des événements à la même date ou le même jour sous le nom de marronnier. N’est-il pas logique que je porte sur moi un marron de mon marronnier ?

Mélancolie

Le mot est si beau qu’on voudrait souffrir de mélancolie rien que pour pouvoir la nommer. Combien de fois, chagrin, pessimiste, dans l’état d’abattement que procure une épreuve ou une contrariété, j’ai prononcé le mot de mélancolie, ressentant aussitôt un mieux-être dû à sa musicalité, à son élégance, à sa douce ondulation ? Les romantiques avaient bien compris qu’elle leur laissait assez de gouverne sur eux-mêmes pour en tirer des larmes de plaisir et des poèmes d’anthologie. Car la mélancolie est à la fois le nom d’une dépression et le nom de son antidépresseur.

Le jazz est la musique de la mélancolie. Le flamenco est trop sonore, le fado trop sombre, le tango trop agité. De la musique nègre monte une douleur sereine, une plainte allègre. Dans Magie noire, Paul Morand évoquait « cette impérieuse mélancolie qui sort des saxophones ». Des trompettes aussi. Des clarinettes et même des banjos. Le blues est si magnétique qu’à la longue il nous arrache au blues, comme les chœurs des negro-spirituals nous arrachent aux souffrances de la terre.