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Il est probable que la mélancolie a été inventée par Dieu longtemps après la Création, quand il prit conscience de ses erreurs. Ainsi l’insatisfaction des artistes se transforme-t-elle en mélancolie. Celle-ci devient alors un stimulant pour créer de nouveau.

À propos…

On ne peut pas mieux dire que « le soleil noir de la mélancolie » (double oxymore). Gérard de Nerval est pourtant resté « inconsolé ».

Melon

Il est rare aujourd’hui de rapporter du marché un melon immangeable, qui sent la glèbe ou la potion méphitique. Il y a encore des melons décevants, qui manquent de jus, de goût, mais l’on a plus de chances de tomber sur un cavaillon ou un charentais qui embaume, fond et répand dans la bouche son jus voluptueux.

À une époque où le choix d’un bon melon relevait de la loterie, dans l’épicerie de mes parents j’avais la réputation d’avoir la main malheureuse. Certaines clientes acceptaient d’être servies par moi, à condition que mon père — qui soupesait le melon, le retournait, le flairait, observait l’état de son pédoncule — me suppléât dans cet exercice délicat où je n’élisais que des courges. J’étais un peu marri, mais le sourire malin de mon père ne me blessait pas parce qu’il prouvait qu’il connaissait bien son métier et que ce ne serait jamais le mien.

La théorie de Bernardin de Saint-Pierre selon laquelle le melon est destiné à être mangé en famille parce que ses côtes le divisent en parties égales m’a toujours paru chichiteuse et antigastronomique. J’aime les gros melons coupés par moitié, que l’on mange à la cuillère. Comme autrefois le caviar dans un saladier. L’été, je pourrais ne me nourrir que de melons, de cerises, de fraises et de framboises. J’écris ces quatre mots et de ma feuille s’élèvent leurs parfums.

À propos…

J’ai toujours refusé de dire d’un homme prétentieux, fat, hautain, qu’il a attrapé, chopé, pris le melon. Associer ce fruit délicieux à la boursouflure de l’ego est un crime du langage (> Mots gourmands dévoyés). Avoir, prendre la grosse tête suffit. Ou, mieux, parce que plus dépréciatif, il ne se sent plus pisser ou il ne se prend pas pour une merde.

De grâce, qu’on laisse le melon à la gourmandise des gens simples.

Mémoire

Un dimanche soir, à l’aéroport londonien d’Heathrow, un passager vint vers moi, souriant, la main tendue. Devant mon regard perplexe, embarrassé, il me dit : « Vous ne me reconnaissez pas ? — Votre visage me dit quelque chose, mais… — J’étais l’un de vos invités, avant-hier soir, sur le plateau d’Apostrophes ! »

Qu’il n’ait pas été le plus brillant n’était pas une excuse. Combien de fois suis-je passé pour un personnage distant ou hautain parce que je n’avais pas reconnu un visage ou que je n’avais pas su lui donner un nom ? C’est une infirmité dont j’ai beaucoup souffert.

Car, contrairement à la conviction du public que ma mémoire a été l’un de mes précieux auxiliaires, ce fut une décevante collaboratrice, une passoire. Enfant, je lisais cinq ou six fois une fable de La Fontaine et je la savais par cœur. Mais, vers l’âge de onze ans, je fus atteint d’une primo-infection qui m’envoya pendant deux mois dans un préventorium. Revenu guéri, je constatai avec stupéfaction, puis avec une résignation douloureuse, que ma mémoire ne fonctionnait plus comme avant. Elle était devenue poreuse. Des médecins m’ont dit que je n’avais pas été le seul adolescent dans ce cas et qu’on n’a jamais bien su expliquer pourquoi une infection des poumons pouvait provoquer des troubles de la mémoire.

Toute ma vie, et plus encore quand j’animais des émissions pendant lesquelles le recours à la mémoire devait être spontané, j’ai pâti de ne pas avoir à ma disposition un grenier plein de souvenirs, de références, de citations, de noms, de titres, d’idées, de raisonnements, d’images, comme les énormes silos dans lesquels puisent à volonté Jean d’Ormesson, Jorge Semprun ou Robert Sabatier. Comme je les enviais !

Cette déficience m’a obligé à toujours prendre des notes pendant mes lectures, à fournir plus de travail et, avant chaque émission ou entretien, à ordonner mes références et mes questions. Je me comportais en étudiant plus appliqué que doué.

Mais j’avais un atout : si ma mémoire ne résistait guère à l’érosion du temps, pendant quelques jours elle faisait preuve d’intensité, d’acuité, de bonne volonté. Elle se mobilisait assez pour m’assurer chaque semaine une gouvernance correcte de l’émission. C’est pourquoi je pouvais recourir sans effort apparent à telle citation d’un livre qui infirmait les propos de son auteur ou à telle référence à laquelle je faisais spontanément appel pour alimenter le débat ou pour aider un écrivain embrouillé dans ses explications. Parce que je venais de les lire, je connaissais souvent mieux que leurs auteurs le contenu des livres. Ils les avaient écrits voici plusieurs mois, les avaient un peu oubliés, avaient négligé de les relire. Aux yeux des téléspectateurs ma mémoire paraissait bien meilleure que la leur. C’était une illusion de circonstance.

Comme l’instituteur qui, à la fin de la journée, efface tout ce qui a été écrit sur le tableau, à la fin de la semaine je passais un coup de torchon virtuel sur mon front. J’allais pouvoir y imprimer ce que j’apprendrais de la lecture des livres de l’émission suivante.

Ne s’inscrivaient durablement dans ma mémoire que les quelques ouvrages qui, au cours de l’année, m’avaient fortement impressionné. Mais, plus tard, pour m’y référer, pour les citer, il faudrait que je relise mes commentaires dans les marges et tous les passages que j’avais soulignés.

Je suis si peu sûr de ma mémoire que je suis obligé de vérifier le texte des citations les plus connues et le nom de leurs auteurs. Cela m’aura fait perdre beaucoup de temps, mais évité bien des erreurs. Je ne sais plus qui a dit : « Une tête sans mémoire est comme un pays sans défense. » De Gaulle ? Napoléon ? Churchill ? Bergson ? Je vérifie dans un dictionnaire des citations. C’est Napoléon. Il a écrit exactement : « Une tête sans mémoire est une place sans garnison. »

À propos…

Jean d’Ormesson : « J’ai connu beaucoup de gens qui se plaignaient de leur mémoire, jamais de leur intelligence. »

> Peu importe

Merci

De tous les mots en cinq lettres qui expriment du sentiment : cœur, amour, aimer, bonté, pitié, etc., merci est le plus fréquemment employé.

On dit merci pour un oui. Et même pour un non : non, merci.

On exprime sa gratitude à propos de tout et de rien : merci pour tout ; ce n’était rien, merci.

Il y a les pingres : je veux simplement vous dire merci ; et les généreux : merci mille fois ! Encore plus munificent : merci, mille fois merci !

La reconnaissance peut être étriquée : un petit merci, ou ample : un grand merci.

Dans notre société en proie à la surenchère, un modeste merci ne suffit plus. Il faut lui donner du volume. Il faut l’accompagner d’un autre mot qui doit procurer à celui à qui va le remerciement le sentiment que la personne obligée est vraiment très obligée. C’est pourquoi l’on dit : merci bien, merci merci, merci à vous, merci beaucoup. Aucun animateur de radio et de télévision ne prend congé de ses interlocuteurs sans les remercier beaucoup et, parfois même, beaucoup beaucoup. Le merci beaucoup est devenu si banal qu’il va falloir trouver un renchérissement dans les mots avec lesquels le service ou le compliment sera payé. On attend les propositions. Dieu merci, il y en aura. Merci d’avance.