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À propos…

On nous rebat les oreilles ; on nous bouche la vue ; on nous empeste ; on nous détourne ; on nous fait attendre ; on nous demande de revenir ; on nous refoule ; on nous menace ; on nous sollicite ; on nous met en garde ; on nous pompe l’air ; on nous casse les couilles. Et, chaque fois, le même panneau : « Merci de votre compréhension. » Cette formule, si souvent reproduite et affichée qu’elle en devient insupportable, ne pourrait-on en changer de temps en temps ? Merci de votre compréhension.

Raccourci abrupt, mais poli :

« Merci !

— C’est moi ! »

Merde !

> Zut !

Montre

Durant mes neuf dernières années de télévision, je portais la montre qui me fut offerte pour mes soixante ans. On la voyait beaucoup sur le petit écran, surtout lors des émissions Double je enregistrées quand l’été autorisait les chemises à manches courtes.

Je ne crois pas que ce soit par hasard qu’elle a commencé à dérailler quelques semaines après mes adieux à la deuxième chaîne. Il y a sûrement eu un lien entre ma retraite et ses troubles moteurs. C’est une Cartier. Une vedette. Pas la star des stars au royaume bling-bling des montres-bracelets, mais une incontestable animatrice du temps qui passe. Toujours à l’heure, d’une ponctualité servile. Belle et discrète. À l’aise sous les sunlights et les caméras. Combien de fois, en douce, en toute confiance, l’ai-je consultée pour connaître le nombre de minutes écoulées depuis le début de l’émission ? Il me semblait que, quoique silencieuse, elle ronronnait de bonheur. Ah ! comme elle aimait la télé, ma Cartier ! S’afficher à mon bras devant des centaines de milliers de regards envieux, oh oui !

Mais les spots se sont éteints, les caméras n’ont plus tourné pour nous, et, comme beaucoup de célébrités disparues du jour au lendemain du petit écran, elle s’est laissée aller à la mélancolie, puis elle a plongé dans la déprime. Sinon, comment expliquer ses foucades qui lui faisaient prendre tout à coup dix minutes d’avance ou vingt minutes de retard, ses arrêts capricieux, ses dérèglements en passant d’un jour à l’autre ?

Parce qu’elle avait le sentiment de ne plus être de son temps, elle ne voulait plus être à l’heure.

J’étais d’autant plus irrité par son comportement qu’il n’était pas le mien. Je goûtais au contraire aux charmes d’une nouvelle vie dont étaient exclus les rendez-vous angoissants de la télévision. Je renouais avec des travaux et des plaisirs depuis longtemps abandonnés, quand je ne les découvrais pas. Ma montre était d’autant plus démoralisée qu’elle me sentait revitalisé, d’excellente humeur. Elle ne me comprenait pas. Non seulement la télévision lui manquait, mais elle s’agaçait de ne pas m’en voir porter le deuil. Deux raisons de détraquer son subtil mécanisme. Il faut en ajouter une troisième : quand j’ai pris la décision de ne plus fréquenter mes spots, je ne l’ai pas consultée.

Je l’ai souvent déposée chez Cartier. Je leur ai tout raconté. Sa gloire, sa disparition du petit écran, son spleen, ses pannes existentielles. « C’est dans sa tête ! » disais-je aux techniciens. Étonnés, ils fixaient la mienne. Chaque fois, ils me rendaient ma montre comme remise à neuf. Chaque fois, après quelques semaines, au mieux quelques mois d’exactitude résignée, elle rechutait. Des retards lents ou soudains, progressifs ou brutaux. Ces retards pour me rappeler qu’à mon poignet elle perdait désormais son temps. Ou bien, dépitée et rebelle, tout simplement elle s’arrêtait. Son message : plutôt mourir que de vivre dans l’anonymat.

J’ai pensé à demander à Michel Drucker de bien vouloir porter ma montre pendant ses émissions. De ne pas hésiter à l’exhiber sous les feux de sa popularité. Mais pourquoi ma montre, si prestigieuse soit-elle, prendrait-elle la place de la sienne, qui a une belle carrière derrière elle et qui, jusqu’à la mort de son maître, en a une très prometteuse devant elle ?

À moins que Michel Drucker n’accepte d’en porter deux ?

Mot

D’un radin des mots : « Le directeur m’a envoyé un petit mot pour que je dise un mot à la fin du repas. J’ai la réputation d’avoir toujours un mot d’esprit ou un mot d’auteur à placer. Et, quand on a bien bu, un mot pour rire. Mais j’en ai marre — j’ai failli dire un gros mot ! Sous prétexte que j’aime glisser un mot çà et là et que j’ai souvent le dernier mot, mes collègues de travail se sont donné le mot pour me prier de torcher un mot à notre directeur, justement, sur, au bas mot, ses entourloupettes. Lâchons le mot : ses escroqueries ! Mais je ne sais pas un traître mot de cette affaire et ce n’est pas demain qu’on connaîtra le fin mot de l’histoire. Aussi ma décision est-elle prise : pas un mot ! »

Quelle largesse, Corneille, quelle générosité, avec sa célèbre apostrophe : « À moi, comte, deux mots ! »

Mots

J’ai toujours considéré les mots comme des êtres vivants. C’étaient à mes yeux d’enfant de minuscules et foisonnantes créatures qui sortaient de partout : du poste de radio, du journal, des livres, des lettres, de la bouche de ma mère, de celle de l’instituteur, du curé, de mes camarades, enfin de la mienne. Leur disponibilité, leur docilité me procuraient une confiance, parfois un aplomb qui n’étaient pas dans ma nature. Je les ai utilisés pour confectionner de gros mensonges. C’était très rigolo d’assembler des mots qui disaient des choses qui n’existaient pas, mais qui pour les autres se mettaient à exister. Et elles existaient si bien que ce n’était plus pour moi un mensonge mais la vérité. De sorte que, lorsque mon bobard était découvert, les premiers mots qui jaillissaient de ma bouche constituaient une réelle protestation de bonne foi. Ensuite, les mots d’aveu et de repentir rencontraient bien des obstacles pour être distinctement prononcés.

J’ai découvert très tôt que, sur la langue ou sous la plume, les mots n’arrivent pas à la même vitesse. Certains bondissent comme des lutins, des diables, d’autres se traînent comme des clampins. Il y en a qui sont toujours volontaires pour sortir de la bouche, du stylo ou du dictionnaire, il en est d’autres qui se cachent à l’arrière du palais, dans la réserve d’encre ou entre deux substantifs courants ou familiers du dico.

Aujourd’hui encore il m’arrive de regretter de n’avoir pas su retenir un mot qui a joué des coudes pour être le premier, et de n’avoir pas été assez habile pour en utiliser un autre, modeste, tranquille comme Baptiste, planqué, qui était le mot juste.

Enfant, et même adolescent, je croyais à une hiérarchie des mots, les plus longs étant les plus importants. Plus ils comptaient de lettres, plus ils étaient riches. Si j’avais connu son existence, anticonstitutionnellement eût suscité ma vénération. Extraordinaire était pour moi un mot extraordinaire. Nabuchodonosor fut le plus grand des rois, le Kilimandjaro est la plus haute des montagnes. Exceptionnellement était un mot exceptionnel. Je truffais mes rédactions d’adverbes en — ment : affectueusement, généreusement, charitablement, perpétuellement, mathématiquement… On ne disait pas encore : « Ça en jette ! » À mes yeux, ça en jetait ! Cela impressionnait-il mes professeurs ? Non. Vraisemblablement.