Noces
Je tombais amoureux, c’était fatal, pendant les vendanges (je l’ai raconté dans le Dictionnaire amoureux du vin) et pendant les mariages.
Déjà, petit garçon en culottes longues flanqué d’une petite fille en robe de mousseline blanche ou rose, je m’empressais auprès d’elle, lui donnant des bisous, dans le sillage de la traîne de la mariée. Peut-être étais-je déjà sensible au parfum de sensualité qui flotte dans l’air du jour des noces ?
Adolescent, puis jeune homme, j’étais un cavalier à qui les futurs mariés ou leurs parents attribuaient une cavalière. Nous formions l’un des couples de la cérémonie. Généralement, j’étais assez chanceux. Ma cavalière me plaisait, et quand, enfin, on pouvait se lever de table pour danser, je ne la lâchais plus, comme si, à l’exemple des jeunes mariés, nous étions promis à une nuit d’amour. Aujourd’hui ces dénouements rapides sont fréquents, alors qu’à l’époque ils étaient inenvisageables.
Je me rappelle être tombé raide amoureux d’une cousine, lointaine par les liens familiaux et par sa vie en Provence, et à laquelle, sitôt repartie chez elle, j’envoyai une lettre d’amour et de quasi-demande en mariage.
Quand ma cavalière ne m’inspirait pas, j’en entreprenais une autre, ou je jetais mon dévolu sur une femme de la noce, bien plus âgée que moi, qui s’étonnait de la fréquence de mes regards et de mes invitations à danser. Probablement s’en amusait-elle et peut-être était-elle flattée de sentir contre elle, dans les slows, l’effet dissimulé mais quand même flagrant de sa séduction.
Une journée de mariage est une journée très particulière puisqu’on est assuré qu’un couple la terminera en faisant l’amour. D’où le charivari, les farces médiévales, les blagues grossières, le ramdam autour du départ et du lever des nouveaux mariés. Je n’y participais pas. Ce qui me faisait rêver et excitait ma libido, en ces temps où même l’expression « faire l’amour » se prononçait en catimini, c’était la représentation imaginaire des deux jeunes mariés, nus, dans un lit. Il me semblait que tous les couples de la noce auraient dû faire de même. Moi compris, bien sûr, avec ma cavalière ou la femme de mon choix, puisque j’en étais amoureux.
Notoriété
Au temps où ma notoriété était la plus étendue, j’avais dit que, descendant les Champs-Élysées accompagné de Claude Lévi-Strauss et de Julien Green, c’est moi que le public solliciterait pour des autographes ou des photographies, et que vis-à-vis des deux illustres écrivains au visage inconnu du plus grand nombre, j’en aurais été honteux.
La notoriété par la télévision est la plus facile à obtenir. Avec une émission régulière qui dure de nombreuses années, on s’invite sans cesse au domicile des gens, on s’installe au bout de leur table ou de leur lit, et l’on devient vite un personnage plus familier que les neveux, les oncles, les tantes, les cousines dont les visites sont rares. Combien de fois m’a-t-on reconnu rien qu’au son de ma voix ?
Encore n’animais-je qu’une émission littéraire. Son audience, même exceptionnelle pour ce type de programme, n’était pas comparable avec celle des feuilletons, des jeux, des shows, des journaux télévisés. Pierre Desgraupes m’avait proposé le journal de 20 heures en alternance avec Christine Ockrent. Je lui avais répondu que je me sentais plus libre à converser avec des écrivains qu’à lire un prompteur sous le regard critique des confrères et des hommes politiques. Il m’avait alors dit que je retirerais du journal d’Antenne 2 une popularité sans égale comparée à celle dont je bénéficiais avec Apostrophes. Mais je n’étais pas en recherche de renommée supplémentaire. Il est vrai que, comme les riches qui veulent devenir de plus en plus riches, beaucoup de stars sont en quête de plus en plus de lumière.
De toutes les gloires, la médiatique est la plus imméritée si l’on prend en compte les qualités, les talents, les vertus à posséder pour accéder au même statut dans le théâtre, la littérature, le cinéma, la chanson, le sport, la politique. Excluons les sciences, la musique classique, la danse, l’opéra, etc., qui ne peuvent offrir une renommée aussi considérable que celle dont sont gratifiées les vedettes les plus populaires du petit écran.
J’ai bien vécu avec ma notoriété, n’oubliant jamais qu’elle était éphémère, volatile. Chanceuse aussi. C’est pourquoi je m’efforçais chaque semaine de prouver qu’elle n’était pas illégitime et que si je devais tout à la télévision, la télévision me devait aussi quelque chose, par exemple un peu de cette respectabilité qu’on lui accordait déjà chichement.
La notoriété apporte quelques avantages qui sont tout bonnement des privilèges, comme le surclassement dans un avion ou dans un hôtel, l’obtention d’une table dans un restaurant plein, les invitations au théâtre ou aux avant-premières des films, quelques priorités, quelques faveurs… Plusieurs fois, des automobilistes m’ayant reconnu dans la file d’attente des taxis se sont arrêtés et m’ont proposé de m’emmener, quelle que fût ma destination.
J’ai toujours et souvent voyagé à Paris en métro et en bus. À condition de ne pas dévisager les gens et, de préférence, lire un journal ou un livre, je suis rarement abordé. Et, si je le suis, c’est toujours avec gentillesse et une touchante naïveté. J’apprécie le voyageur qui me gratifie d’un petit mouvement de tête et d’un sourire pour me signifier qu’il m’a reconnu mais qu’il ne veut pas m’importuner.
Comment ne pas éprouver en même temps gêne et plaisir quand, dans la rue, une femme, stupéfaite par une rencontre qu’elle juge miraculeuse, me demande l’autorisation de m’embrasser, considérant que sa longue fréquentation de mes émissions vaut bien cette récompense ? L’année dernière, au théâtre d’Aix-en-Provence, une jolie Anglaise, assise derrière moi, m’a tiré par la manche pour me raconter que vingt ans auparavant, quand elle avait épousé un Français, elle l’avait prévenu que si elle le trompait, ce serait avec moi. Si je dis que je me suis conduit en parfait gentleman, que comprendra-t-on ? J’avais invité à la dernière d’Apostrophes une délicieuse vieille dame, mère de l’une de mes amies, qui n’avait raté aucune des sept cent vingt-trois émissions précédentes. À l’Institut français de Varsovie, la jeune femme qui m’interrogeait en public écoutait mes réponses avec cet air de béatitude qu’on observe généralement sur les visages des spectatrices des groupes de rock. Les excès d’admiration sont parfois très agréables. Ils peuvent être aussi embarrassants.
Dans les rencontres fortuites avec des téléspectateurs, celles qui me touchent le plus sont celles où l’homme ou la femme me remercie de lui avoir donné le goût de la lecture. « Je vous en voulais, au début. Mes parents m’obligeaient à regarder Apostrophes (ou Bouillon de culture). Et puis je m’y suis habitué, et je suis devenu accro à votre émission. Si vous saviez le nombre de livres que vous m’avez fait acheter ! — Que vous avez lus ? — Bien sûr, et depuis je n’ai cessé d’acheter des livres et de les lire. Si j’ai cette passion pour la lecture, c’est grâce à vous. » Après de telles déclarations, quand l’auteur en est une femme, c’est moi qui lui propose de l’embrasser…
Des romanciers m’ont écrit dans la dédicace de leur première œuvre que mes émissions les avaient encouragés à écrire, espérant en être un jour les invités. Mais, à partir de 2001, ce fut trop tard. Ils se dirent frustrés. Quelques-uns me reprochèrent avec humour ma « défection » qui leur était préjudiciable.