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Du temps d’Ouvrez les guillemets et d’Apostrophes, des jeunes filles n’hésitaient pas à me dire, les yeux dans les yeux, qu’elles m’aimaient beaucoup. Les années ont passé, et d’autres jeunes filles m’ont déclaré avec un beau sourire que leurs mères m’aimaient beaucoup. Le temps a poursuivi sa route, moi aussi, et depuis quelques années d’autres jeunes filles, avec une innocente cruauté, et toujours avec un sourire enjôleur, me confient que leurs grands-mères m’aiment beaucoup.

Sic transit gloria mundi.

À propos…

Voici l’un des cas où la notoriété est fâcheuse. Votre femme ou votre amante est invitée à un cocktail, à un vernissage, à une soirée, à un dîner, et, à sa demande, vous l’y accompagnez. Il est fatal que votre présence éclipse la sienne. Elle n’est plus seulement elle-même, elle est la compagne du célèbre X. Il y en a plus pour lui que pour elle. Elle se sent rejetée dans l’ombre. Il est peu probable qu’elle insiste beaucoup la prochaine fois pour vous emmener.

Œuf

L’impossibilité de répondre à la vieille question scientifique et philosophique « Est-ce la poule qui a fait l’œuf ou l’œuf qui a fait la poule ? » trouve sa justification dans l’écriture même du mot œuf : est-ce le o qui est dans le e ou le e qui est dans le o ?

Oh là là !

À cette interjection, on peut faire exprimer des sentiments très différents. La surprise : oh là là ! (Essayez-vous, lecteur, lectrice, à prononcer à haute voix ces trois mots en leur donnant le ton adéquat.) La colère : oh là là ! La grivoiserie : oh là là ! Le soupçon : oh là là ! La joie : oh là là ! L’anxiété : oh là là ! La béatitude : oh là là ! La peur : oh là là ! L’incrédulité : oh là là ! Le renoncement : oh là là ! L’agacement : oh là là ! La stupéfaction : oh là là ! Etc.

C’est parce que les sentiments que j’exprimais dans les chroniques rassemblées dans un petit livre étaient très variés que je l’avais intitulé La Vie oh là là !. Invité dans quelques radios pour en évoquer le contenu, je variais chaque fois ma façon de prononcer le titre. Un journaliste se piqua au jeu, et nous échangeâmes pendant quelques minutes des « vie oh là là ! » sur des registres différents. On se serait cru dans un conservatoire d’art dramatique au moment où le professeur fait passer des tests à des candidats.

Orthographe

« Je me souviens, écrit Nabokov, d’un dessin où l’on voyait un ramoneur, qui tombait du toit d’un haut immeuble, remarquer en passant une faute d’orthographe sur une enseigne et se demander, tout en poursuivant sa chute, pourquoi personne n’avait songé à la corriger » (L’Art de la littérature et le bon sens).

Sans avoir jamais glissé d’un toit, je suis ce ramoneur qui s’étonne que leurs rédacteurs fassent des fautes d’orthographe sur des enseignes, dans des publicités, sur la page d’accueil des sites Internet, sur des cartes de restaurant, etc. Je m’indigne qu’elles y restent, soit parce que personne ne les a remarquées, soit parce qu’on n’a pas voulu rectifier, cela ayant été jugé sans importance.

Au Centre de formation des journalistes, un professeur distribuait à chaque élève la même page d’un journal. Le jeu consistait à déceler le plus vite possible la coquille, la faute d’orthographe ou de français contenue dans les surtitres, les titres, les sous-titres ou les intertitres. Monique Dupuis, qui deviendrait Monique Pivot, y était quasi imbattable. J’avais aussi l’« œil typographique », mais il était moins rapide que le sien. Dans les effroyables dictées des Dicos d’or elle ne faisait jamais plus d’une ou deux fautes. Pour des raisons évidentes, il lui était impossible de concourir.

La vie est quand même bizarre puisque, alors que j’eusse été un mauvais pédagogue — à cause, en particulier, de mon impatience chronique —, j’ai fait la dictée pendant vingt ans à des téléspectateurs de tous âges, de toutes cultures, de toutes conditions. Cela m’a valu la reconnaissance et même l’affection de beaucoup de professeurs de français des écoles et des collèges, et l’inimitié de certains pontes de l’Éducation nationale qui étaient hostiles à cet exercice jugé vieillot, incompatible avec un enseignement moderne dont ils s’efforçaient de l’expulser.

J’ai raconté dans le texte d’introduction de mes Dictées comment sont nés et se sont imposés à la télévision les championnats de France d’orthographe, devenus ensuite Les Dicos d’or. C’était somme toute un jeu national. Tous les Français et francophones pouvaient y jouer, souvent en famille. Rien n’était plus anti-télégénique que le lent énoncé du texte de la dictée, la répétition des bouts de phrase, ma traînante déambulation entre les candidats penchés sur leurs feuilles, mais deux millions de téléspectateurs aimaient ça. Ils étaient encore plus nombreux à l’heure du corrigé et du palmarès. Ce qui prouve que, même si pour de multiples raisons l’orthographe est en déliquescence chez les lycéens et les étudiants, elle n’est pas unanimement considérée comme une valeur obsolète, ainsi que certains voudraient nous le faire croire. Mais l’on est bien obligé de constater qu’elle ne jouit plus du prestige qui était le sien et qu’elle est tenue aujourd’hui par beaucoup de gens, surtout les jeunes, pour qualité négligeable, superflue.

Autrefois, cinq fautes à la dictée vous privaient du certificat d’études, même si votre devoir de maths était parfait. Ce règlement qui faisait de l’orthographe la valeur suprême était absurde. On peut être très intelligent et trébucher sur la graphie de certains mots et l’accord des participes passés. Mieux vaut avoir un incontestable talent d’écrivain et commettre des fautes dans l’écriture des mots qu’avoir une orthographe irréprochable mise au service d’un style médiocre. Il y aura toujours des correcteurs — hommes ou ordinateurs — pour redresser votre orthographe, alors que personne ne vous tiendra la main pour vous donner du talent.

Il n’est cependant pas interdit, il est même recommandé, d’avoir une écriture à la fois brillante et correcte, sans clichés et sans fautes.

Le malheur veut que, de l’orthographe valeur quasi sacrée, nous soyons passés en quelques décennies à l’orthographe considérée comme valeur facultative et ornementale. Nous avons versé d’un excès dans un autre. De sorte que ce n’est pas le ramoneur de Nabokov qui tombe de haut, mais l’orthographe elle-même.

À propos…

Il arrive souvent que je sois interpellé par des groupes de personnes qui me suggèrent de leur faire une dictée sur le ton de « Vous nous chanterez bien une petite chanson ? ». Si j’acceptais, certains seraient probablement fort ennuyés. Une fois, j’ai regretté de ne pas avoir donné suite. C’était chez Jo, resto populo-branché, au bord de l’eau, à la pointe du Layet, à Cavalaire. On y prépare la bouillabaisse dans d’immenses chaudrons chauffés au bois. Une quinzaine d’hommes costauds et rieurs occupaient une longue table. C’étaient, disait-on, des jeunes patrons et cadres du département. Il était curieux qu’il n’y eût pas de femmes. L’un d’eux me demanda de leur faire une dictée. « Pivot, une dictée ! Pivot, une dictée ! » reprirent-ils en chœur. Évidemment, en souriant, je me défilai. J’appris trop tard que ces joyeux clients étaient les gardes du corps de Nicolas Sarkozy qui, dès le lendemain, serait en vacances au cap Nègre voisin.