Amour
Il en est de l’amour comme de la politique : les promesses n’engagent que ceux qui les écoutent et qui y croient. Après lui avoir fait quatre ou cinq fois l’amour, tel homme, follement épris, annonce à sa conquête qu’elle sera la femme de sa vie alors qu’elle ne sera que la femme d’un trimestre. Telle amante prétend : « Plutôt me couper la main que de te causer du chagrin » et, trois semaines plus tard, de cette main fort vigoureuse elle tape un courriel de rupture qui causera plus que du chagrin, de la douleur. Et cet homme qui, tout autant que sa femme, désire avoir un enfant et qui, sitôt que celui-ci est arrivé, s’il n’est pas un mauvais père, ne se comporte plus en époux-amant de la mère. Et cette femme qui déclare à son amant qu’il n’y a d’avenir pour leur couple que dans l’amour fusionnel et qui s’aperçoit, après un certain temps de vie à deux, que c’est avec ses sentiments et ses désirs à elle qu’elle ne parvient pas à fusionner.
Aimer est le verbe le plus compliqué à conjuguer au futur, surtout au futur dit simple.
Aimer est un verbe qui se conjugue au présent, souvent, très vite, au passé, et, quoi qu’on fasse, à l’imparfait.
Ce qui est extravagant dans la rupture, c’est que, d’un seul coup, celle ou celui qui en prend l’initiative oublie tout : les promesses, les lettres, les nuits, les alliances, les fleurs, les voyages, la jouissance, les fêtes, les bijoux, les rires, les complicités, les épreuves, les succès, les dîners, les amis, les maisons, les spectacles, les voitures, les cadeaux, la musique, les projets. Et même, parfois, les enfants. En dix phrases ou en dix lignes, tout est biffé, occulté, exclu, et déjà éradiqué. Rideau ! La pièce est jouée, la troupe se sépare, les lumières sont déjà éteintes.
Mais, au présent, l’amour, quelle merveille !
Surtout au début, quand l’on ne sait rien de l’autre, alors que les regards ont déjà tout deviné. Les premiers mots sont idiots, et ce sont les meilleurs. Les premiers gestes sont hésitants, malhabiles, et ce sont les plus émouvants. On succombe aux premiers sourires, et les premiers rires sonnent faux à l’oreille mais tellement juste au cœur. On se vouvoie quand on a déjà la certitude que l’on sera bientôt à tu et à toi.
On ne devrait se rappeler que les premières fois. Parce que rien n’égalera jamais le plaisir de la découverte, l’effervescence de l’inventaire, la jubilation de la conquête. L’incendie de la passion. Oui, après ce sera bien, très bien, on baisera encore mieux, on sera culturellement de plus en plus en harmonie, mais on ne retrouvera pas cette émotion si neuve, si fraîche, si intense, si bouleversante de la première fois.
Les premières fleurs.
Les premiers appels téléphoniques au cours desquels on ne dit rien parce que l’on a trop de choses à se dire.
Les premières lettres ou les premiers courriels dans lesquels les mots ont été pesés sur des balances de diamantaire, à moins qu’ils n’aient été lâchés comme des vols d’hirondelles.
Le premier déjeuner ou dîner, et quelle peur affreuse qu’il faille tant l’attendre, le retard est-il dans sa nature ou bien a-t-elle renoncé ?
Le premier baiser à pleine bouche.
Le premier « Viens ! » au seuil de la chambre d’hôtel ou de la sienne.
La première exploration de la peau et des sexes.
Le premier réveil, nus, amoureux, rieurs, taquins, tendres, volubiles, affamés.
Les premiers livres échangés.
Puis ce sont les premiers cinémas, théâtres, concerts, opéras, musées, stades.
Le premier voyage en voiture, et il a décidé qu’ils s’arrêteraient au moins une fois sur un parking de l’autoroute rien que pour l’embrasser.
Le premier voyage en avion. Il a emporté une boîte de chocolats, ce qui par la suite deviendra un rite auquel ils tiendront autant par superstition que par gourmandise.
Les premiers cadeaux, les premiers bijoux, les premières bouteilles de vin — un beaujolais-villages ? un meursault-charmes ? un château-figeac ? — , les premiers livres, les premiers disques…
Enfin, plus tard, mais toujours au présent, le premier anniversaire de leurs premiers regards, de leurs premiers mots, de leurs premiers sourires, de leurs premiers rires, de leur premier baiser… Quelle fête !
Si leur histoire ne s’est pas interrompue avant…
Je ne sais plus qui a dit qu’il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour. Qui oublie cet axiome de bon sens met son couple en danger. Il ne s’agit pas de surprendre l’autre, chaque jour, par des initiatives éclatantes. Ne pas banaliser l’exceptionnel. Ces preuves quotidiennes relèvent de l’attention, de la gestuelle, de la parole, de l’écoute, du regard, de l’écriture. L’amour est une voiture au double chevron qui ne marche pas au super, mais au temps. Il faut le plus souvent possible faire le plein de temps. Ne pas trop souvent attendre que le voyant du réservoir s’allume. Il n’existe ni dépanneur ni réservoir de temps. Même les personnes les plus occupées, dont l’agenda quotidien est un gymkhana, si elles sont amoureuses, trouvent toujours quelques minutes pour laisser leur cœur décrocher le téléphone ou envoyer un courriel ou un texto, quand elles ne parviennent pas à se libérer pour un cinq à sept (le cinq à sept légitime est plus rare et plus piquant que l’illégitime).
Le temps est le meilleur allié ou le pire ennemi de l’amour, surtout quand l’amour s’inscrit dans le temps.
Ange
À Jérémie
Refusez les mauvais anges, les traîtres, les déchus, les noirs, les maléfiques, les exterminateurs. Ne retenez que les bons anges, les purs, les gardiens, les protecteurs, les tutélaires, ceux dont la langue a fait nos amis, nos complices ou nos modèles.
Vous êtes euphorique ? Soyez aux anges.
Vous êtes d’un bon naturel ? Riez aux anges.
Vous êtes dans l’admiration ? Vous êtes un ange de douceur, de beauté, de patience, de perfection, etc.
Vous demandez un service ? Vous seriez un ange si vous vouliez bien…
Vous êtes en paix, détendu ? Vous dormirez comme un ange.
Vous aimez ? Mon ange, mon cher ange, mon petit ange, mon bel ange.
Vous avez de la compassion ? Pauvre cher ange.
Vous voulez l’embrasser ? Choisissez le dessus de sa lèvre supérieure, ce sillon que l’on appelle l’empreinte de l’ange.
Pour un bébé ? Enveloppez-le d’un nid d’ange.
Pour votre sapin de Noël ? Des cheveux d’ange.
Vous dégustez un cognac ou un armagnac ? Pensez avec générosité à la part des anges, l’alcool qui s’est évaporé pendant le vieillissement.
La mort ? Le saut de l'ange.
Apocope
Comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le savoir, beaucoup de Français emploient des apocopes à leur insu. Surtout les jeunes, qui n’en sont pas seulement de fréquents consommateurs mais aussi des fabricants. Le prof, l’instit, le pédago, la récré, la compo, la rédac, la dissert, l’interro, les maths, la géo, les sciences nat, la trigo, la philo, le labo, la gym, l’athlé, la compète, la perf, l’ordi, le bac, les prépas, Sciences po, Normale sup, le petit-déj’, le ciné, la télé… Autant de mots dont la ou les dernières syllabes ont été supprimées, autant d’apocopes.
Ces demi-mots ne signifient pas que l’on parle à demi-mot. Au contraire, ils dégagent souvent beaucoup plus d’énergie que les mots entiers. Brefs, rapides, ils sont très familiers. Et même davantage : irrévérencieux, à tu et à toi. Iconoclastes. Les apocopes rabaissent le caquet de substantifs bien installés, à forte charge politique, philosophique ou sociale. Exemples : les cathos, les socialos, les écolos, les maos, les anars, les francs-macs, les aristos, les prolos, les bourges, les réacs, les homos, les intellos, les collabos, les stals (staliniens), les pros, les proprios, etc. Ces mini-mots en font un max.