Mon regret s’avive chaque fois que j’entre dans une vieille brasserie et qu’y sont encadrées sur les murs des photos de la première moitié du XXe siècle prises devant l’établissement. Chapeau, moustaches, costume trois pièces, montre de gousset, le patron pose avec fierté au milieu de la brigade des cuistots et des serveurs à large tablier blanc. L’écailler devant son banc d’huîtres et de fruits de mer porte une casquette. Sur les glaces s’affichent les prix du café, du bock, du Picon, du repas avec ou sans vin…
Des dizaines de milliers de photographies anciennes représentent des devantures de bistros, de cafés, de commerces de bouche, de coiffeurs, de bougnats, de pharmacies, de magasins de confection, de cordonneries, de boutiques de toute nature, devant lesquelles ont été réunis pour la circonstance patrons, artisans et employés. Mais je n’ai jamais vu sur une photo la seule devanture qui me ferait aujourd’hui plonger dans la nostalgie : celle de l’épicerie familiale, Aux bons produits, 42, avenue du Maréchal-Foch, Lyon, 6e arrondissement.
Ce n’était pourtant pas si loin : les années cinquante. Je ne me rappelle pas la présence à cette époque d’un appareil entre les mains de mes parents. Les photos entretenaient le souvenir des défunts, mais, hormis pendant les vacances, contribuaient peu à la joie des vivants. On ne manquait cependant pas de commenter avec gaîté les photos de famille et d’amis prises par des tiers, et de ressortir, les dimanches pluvieux, les albums de photos de mariage, de baptême, de première communion faites par des professionnels. Mais nous ne participions pas, ou très peu, à l’établissement d’une iconographie intime.
L’idée de photographier la devanture de l’épicerie ne pouvait pas venir de ceux qui y travaillaient. Peut-être l’intention leur aurait-elle paru bizarre. Surtout si avaient été rassemblés devant les pyramides d’oranges ou de pommes, ou devant les rouges rectangles des cagettes de tomates et de fraises dressées à l’oblique, ma mère, dont la physionomie exprimait l’énergie et l’autorité, mon père et sa blouse grise, les vendeuses, Mathilde, d’une fidélité absolue, bougonne, qui « avait ses têtes » dans la clientèle, Marguerite, souriante, affectueuse et toujours disponible, enfin le commis, rigolard, assis sur son triporteur.
Il est tant d’instants de la vie dont nous regrettons qu’il ne reste aucune trace. Que de photos qui n’ont pas été prises, qui, longtemps après, réveilleraient notre mémoire. Nos mains ne peuvent tirer d’aucune boîte des preuves irréfutables de moments dont des photos, même médiocres, nous restitueraient le charme ou l’émotion. « Oh ! regarde, comme c’est dommage, la photo est un peu floue. » Et notre mémoire, alors ! Les nouveaux appareils éliminent la maladresse, l’aléatoire, l’inintérêt. Du présent déjà basculé dans le passé on ne retient que ce que l’on veut. Cadré, clair et net. On photographie tout et tout le temps. L’histoire des familles et de chacun est à foison, à la carte. En veux-tu, en voilà, on aura du passé sur papier ou sur ordinateur. Qui, aujourd’hui, pourrait oublier de photographier ses parents devant leur boutique, ou négligerait de laisser à ses enfants et petits-enfants la photo de leur bout de trottoir avec son étalage et sa bâche ?
J’ai durement éprouvé l’absence de cette photo quand, pour mon portrait dans un numéro d’Empreintes, je suis allé tourner à Lyon sur les lieux de ma jeunesse. Quoi ! la belle épicerie familiale, c’était ça, cette vitrine étroite, minable, ce local exigu où travaillaient deux employées d’une société financière ? Ne m’étais-je pas trompé d’adresse ? Mais non, nous y étions, pas d’erreur possible. Donnez-moi une photo. Que je compare ! Que je confronte ! Que j’assigne la porte en faux et usage de faux ! Que je traîne devant les tribunaux les nouveaux locataires pour détérioration volontaire de lieux de mémoire !
Désolé, Bernard, il n’y a pas de photo…
Pianiste
Elle aurait pu regarder le piano du restaurant avec hostilité. En jouer pendant que les clients mangeaient, buvaient, parlaient, riaient trop fort, n’était pas un sort enviable. Mais elle s’était accoutumée à cette manière désobligeante pour elle et pour le piano de manifester leur talent. Tandis qu’elle rangeait son sac, son chapeau et son manteau, elle le fixait avec un sourire complice. Ce n’était pas le meilleur qu’elle ait eu à faire chanter de ses dix doigts, mais elle-même n’était plus, et depuis longtemps, une pianiste à l’agenda noirci comme une partition de Bach.
Même si elle était quelquefois applaudie parce qu’elle avait choisi un air qui plaisait aux clients d’une table, elle jouait dans l’inattention générale. Elle était chichement payée pour ajouter des bruits harmonieux à la cacophonie du restaurant. C’était son modeste boulot. Elle ne se plaignait pas, et moins encore enrageait contre ces mufles qui bâfraient sans prêter attention à sa musique. Au contraire, elle paraissait heureuse, son visage comme illuminé par les sons qu’elle tirait allègrement du piano, appliquée à jouer le mieux possible, concentrée sur son art et sa technique, indifférente à l’indifférence qui l’entourait. Et c’était ce plaisir et cette joie étranges, presque déplacés, inexplicables, qui piquaient la curiosité de quelques déjeuneurs et dîneurs, les rendaient tout à coup attentifs à la vieille pianiste, et même, suspendant leur fourchette, les touchaient au cœur.
Elle jouait presque toujours les mêmes morceaux, mais jamais dans le même ordre. Summertime, La Vie en rose, Night and day, Les Feuilles mortes, La Mer, Lady be good, Je suis venu te dire que je m’en vais, Avec le temps, Is this love. Quoi d’autre ? L’allegro agitato du Concerto en fa de Gershwin, Le Bal chez Temporel, Le Petit Vin blanc, Plaisir d’amour, Que sera, sera. Quoi encore ? Caravane, une valse de Chopin, Pigalle, There will never be another you, Au café du canal, The man I love, etc. Programme très éclectique. Comme la vie. Comme sa vie. Qu’elle racontait à travers ce qu’elle jouait. Chaque air, chaque chanson évoquait un épisode de son existence, la couleur d’un souvenir, la violence ou la douceur d’une émotion. Elle interprétait au piano son autobiographie en variant chaque fois la chronologie. Elle était ailleurs, à Paris, à New York, à Bratislava, à Berlin, à Varsovie, à Venise ; elle était tout entière dans sa mémoire, dans l’invincible charme de la mélancolie, dans une bienheureuse nostalgie ; et elle se fichait bien qu’à deux mètres d’elle quelqu’un réclamât bruyamment de la moutarde puisque, corps et âme dans sa ressouvenance musicale, elle ne l’entendait pas.
Pimbêche
Chez Robert, on dit qu’on ne sait pas d’où vient le mot. Chez Larousse, on avance timidement que, peut-être, il serait la contraction de pincer et de bêcher. Pincer, parce qu’une pimbêche prend souvent des airs pincés ? Bêcher, parce que c’est une bêcheuse ? Ouais… De l’étymologie à la va-comme-je-te-pousse.
Nous avons tous connu des pimbêches, surtout des jeunes filles et surtout dans les anciennes générations. Hautaines, distantes, très maniérées… Queue de cheval haut perchée… De la condescendance dans l’œil vertueux ou sur les lèvres sèches… Ce mot de pimbêche leur va bien. Mieux que chichiteuse et chipie, qui les rendraient amusantes, ou pécore et péronnelle, bavardes.