Il me semble que les animateurs des années fondatrices étaient moins accros à la télévision. Parce qu’à l’époque, sur les plateaux, on n’applaudissait pas, ou très peu. Ces applaudissements sont des avantages acquis. Aucun Français ne renonce jamais à ses avantages acquis. Plutôt mourir.
Ne pas croire cependant que la vie des animateurs aux écoutilles ovationnées ne soit pas sans douleur. Par exemple, quand ils montent dans l’autobus ou qu’ils entrent dans un supermarché, ils souffrent de ne pas être applaudis. Ils font toujours le même cauchemar : la claque bat des mains, mais ne produit aucun son. Ce silence bizarre ajouté au silence de la nuit les réveille. Ils disent qu’ils ont bien dormi s’ils n’ont pas fermé l’oreille de la nuit.
Audimateux, euse
Adjectif qui n’existe pas officiellement. Mais qui dit bien ce qu’il veut dire : fabriqué, diffusé pour obtenir le maximum d’audience, pour faire péter l’Audimat. Émission audimateuse, animateur audimateux : assez vulgaire et démagogique pour flatter ce qu’il y a de plus bas chez le maximum de téléspectateurs. La téléréalité est audimateuse : elle s’adresse à des mateurs et à des mateuses, personnes qui matent, qui zieutent sans être vues.
Aujourd’hui
Voici, pour moi qui suis journaliste, le plus beau mot de la langue française : aujourd’hui.
Hier est un mot d’historien ; demain un mot de futurologue. Aujourd’hui est beaucoup plus limité dans le temps, à son échelle d’une brièveté éjaculatoire, mais il contient l’essentiel : le présent. C’est du direct. Comme on dit à la télévision, du live. Nous avons avec le jour d’aujourd’hui une proximité, une intimité qu’aucune autre période de temps ne peut nous fournir. Plus nous vieillissons, plus se distendent nos liens avec le passé. Et rien n’est plus incertain que nous en ayons avec l’avenir. Seul le présent atteste de la vie. Aujourd’hui est le mot sur lequel, chaque matin, s’ouvrent nos yeux et s’éveille notre esprit. Aujourd’hui sent le café et le pain grillé. Aujourd’hui est la seule date qui ne demande aucun effort de mémoire ou d’imagination. Aujourd’hui n’est pas à prendre ou à laisser : nous avons été embarqués dès sa première seconde. Aujourd’hui peut être un jour moche ou exquis, sombre ou éclatant, ou d’une répétitive et insipide banalité, mais il a commencé son double tour de cadran avec nous et nous avons continué notre vie avec lui. Nous sommes l’un et l’autre tellement liés que nous disons : « Nous sommes aujourd’hui le… »
Pour les journalistes, chaque heure, chaque minute d’aujourd’hui est de l’actualité. Nous mordons dedans avec curiosité et gourmandise. Nous en arrachons des morceaux que nous décortiquons, mâchons, ruminons, régurgitons, mijotons, apprêtons, sauçons et servons au public. J’ai eu la chance d’avoir toujours été aux fourneaux de journaux, radios et télévisions étoilés. Aujourd’hui n’y a jamais été une galère.
Enfin, a-t-on remarqué cette petite chose qui volette dans aujourd’hui, entre le muret du d et la palissade du h, libre papillon de l’écriture et de la lecture ? Une apostrophe !
« Le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui… »
Avenant
De nombreux homonymes rendent difficile l’apprentissage du français. La grammaire aussi, la conjugaison, l’orthographe itou. Mais, pour les étrangers, le pire des casse-tête, ce sont les homonymes. L’art, l’are, les arrhes, les ars, la hart leur compliquent la vie. L’air, l’ère, l’erre, le hère, la haire, l’ers leur cassent le moral (> Dictée).
Encore ces mots s’écrivent-ils différemment. On peut les distinguer par leur orthographe. Il en est de plus vicieux. Ils ont la même étymologie, ils s’écrivent de la même façon, et ils ne disent pas la même chose.
Avenant, par exemple, de l’ancien verbe avenir apparenté à advenir.
Un homme avenant est accueillant, affable, aimable. Son sourire et sa gentillesse séduisent. On pourrait croire que le nom avenant exprime comme l’adjectif un état d’agréable courtoisie. Il n’en est rien : un avenant est une clause additionnelle à un contrat, une modification apportée après sa lecture ou relecture. La locution adverbiale à l’avenant a-t-elle un rapport avec la bonne mine d’une personne ou avec la négociation chez un notaire ? Ni avec l’une ni avec l’autre. À l’avenant signifie de même, pareillement, ça se ressemble, c’est la suite logique.
Ils ne sont pas sans mérite, les étrangers qui apprennent le français et qui gardent un visage avenant.
B.a.-ba
Je préfère le b.a.-ba à l’ABC ou l’abc, plus solennel. Amusant, le b.a.-ba, qui signifie b + a = ba, premier son de deux lettres groupées, premier rudiment de lecture.
Il faut cependant reconnaître qu’il est plus valorisant de parler de l’abc d’un métier que de son b.a.-ba, qui a quelque chose d’infantile.
Infantile et pervers. Car ce nom qui désigne une connaissance élémentaire très facile s’écrit de la façon la plus compliquée. Passe encore pour les deux points qui ponctuent le a et le b, mais ce trait d’union juste avant le ba, alors qu’on s’attend logiquement à en trouver un premier entre le b. et le a., n’est-il pas une diabolique chausse-trape ?
De tous les mots courants que contenaient les textes des dictées des finales des Dicos d’or (il en était aussi beaucoup d’obscurs et d’entortillés), b.a.-ba est celui qui a provoqué le plus de fautes.
Comme le b.a.-ba, l’illettrisme est un mot paradoxal. On a collé à l’illettré, qui ne sait ni lire ni écrire, deux l et deux t. Ça ne va pas l’encourager.
Baguenaudier
Le baguenaudier est un arbrisseau qui était très répandu, en bordure des vignes, dans la vallée du Rhône. De belles fleurs jaunes en grappes, des fruits amusants, appelés baguenaudes, qui font un bruit sec quand on presse leurs gousses remplies d’air. Malheureusement, le baguenaudier a été victime de cette idée sotte que ce qui ne rapporte rien ne sert à rien. On en a tellement coupé, dans les années soixante et soixante-dix, que Vladimir Nabokov lui-même a protesté. Parce que le baguenaudier est la seule plante nourricière d’un certain papillon diurne qui, pour les lépidoptéristes, est d’un intérêt égal à sa séduction.
Nabokov a inventé ou découvert des espèces. C’est lui qui a réuni la collection de papillons du musée de Harvard. Même si ses écrits scientifiques sont plus contestés que ses romans, il impressionnait les entomologistes par ses connaissances, et amusait les vacanciers par sa chasse aux papillons, muni d’un filet sorti des accessoires des Vacances de Monsieur Hulot.
Vladimir Nabokov se récriait contre les gendarmes qui ne faisaient pas de distinction entre le savant et les « marchands de curiosités » qui capturent par vénalité des individus d’espèces menacées. Il fulminait contre les vignerons, massacreurs de baguenaudiers, et donc de papillons, « les cultivateurs avec leurs pesticides infernaux », « les crétins qui brûlent des pneus et des matelas sur les terrains vagues. Voilà les vrais coupables, et pas le savant sans lequel un gendarme ne pourrait distinguer un papillon d’une chauve-souris » (Apostrophes, 30 mai 1975).