Baisers (1)
Dieu étant Amour, il a inventé les lèvres et la langue pour les baisers. Ce n’est qu’ensuite, par esprit pratique, qu’il décida d’utiliser aussi la bouche pour l’introduction des aliments et la sortie des mots.
Quelles étaient la saveur et la profondeur, non pas de ses baisers de cinéma, mais des vrais baisers amoureux de Marilyn Monroe ?
Nul autre poète, nul écrivain n’a mieux célébré la jouissance par les baisers que Louise Labé (1524–1566) au début de son XVIIIe sonnet :
Dans les salles paroissiales et les cinémas de quartier, les garçons faisaient des bruits de succion ou de claquement de joues quand un couple d’acteurs s’embrassait sur la bouche. Moquerie ? Un peu, mais surtout une sorte de gêne, de crainte pudique à l’idée qu’un jour, plus tard, chacun devrait se risquer à ce mystérieux exercice.
Quand Judas embrassa Jésus, le désignant ainsi aux nervis des grands prêtres, avait-il mauvaise haleine ?
Le baiser sur la bouche relève de l’économie mixte. Geste privé, il peut être fait en public. Très spectaculaire — surtout au cinéma —, il conduit pourtant à l’intime, au caché.
« Ô débuts, deux inconnus soudain merveilleusement se connaissant, lèvres en labeur, langues téméraires, langues jamais rassasiées, langues se cherchant et se confondant, langues en combat, mêlées en tendre haine, saint travail de l’homme et de la femme, sucs des bouches, bouches se nourrissant l’une de l’autre, nourriture de jeunesse, langues mêlées en impossible vouloir, regards, extases, vivants sourires de deux mortels, balbutiements mouillés, tutoiements, baisers enfantins, innocents baisers sur les commissures, reprises, soudaines quêtes sauvages, sucs échangés, prends, donne, donne encore, larmes de bonheur, larmes bues, amour demandé, amour redit, merveilleuse monotonie » (Albert Cohen, Belle du Seigneur).
Certains couples qui pratiquent l’échangisme et la partouze acceptent que l’autre se livre à toutes les fantaisies sexuelles, à une exception près : pas de baisers sur la bouche. Parce que là se situe la vraie intimité du couple ?
Quand un couple s’envoie par lettre, par courriel ou par téléphone des bises ou des bisous, c’est que la période du grand amour et des baisers est terminée.
Il salivait à l’idée qu’il embrasserait bientôt sa bien-aimée.
À la fin des repas de mariage, de baptême et de première communion, je chantais, imitant Georges Brassens : « Les amoureux qui se bécotent sur les bancs publics / Ont des p’tites gueules bien sympathiques. » Je n’avais encore jamais bécoté personne sur la bouche. Mais nous demande-t-on d’avoir fait la guerre pour apprendre à chanter La Marseillaise ?
Honte à nos aïeux qui ont laissé l’expression « avoir le cœur au bord des lèvres » signifier avoir des nausées, alors qu’elle devrait exprimer l’irrépressible besoin du cœur de s’épancher par des mots et par des baisers.
Un baiser si ardent pendant lequel lèvres, dents, gencives, langues, muqueuses, papilles se caressent, se gobent, se pétrissent, se sucent, se mangent dans un huis clos de salive et de fièvre, un baiser cannibalesque si long, si long, si mouillé qu’à un certain moment se produit un transfert de jouissance au sexe de la femme, surprise, submergée.
« Sais-tu d’où nous vient notre vraie puissance ? du baiser, du seul baiser ! Quand nous savons tendre et abandonner nos lèvres, nous pouvons devenir des reines » (Guy de Maupassant, Le Baiser).
Baisers (2)
Un baiser, tout à coup, comme ça, sans que celui ou celle qui le reçoit s’y attende. Sur la joue, il est la marque d’une gratitude spontanée, d’un irrépressible élan de tendresse. Sur la bouche, il peut déclencher une gifle ou inaugurer une longue histoire. Les deux lèvres pour un premier baiser sont comme des guillemets. Ouverts pour quelques secondes, une nuit ou un roman-fleuve ?
Ils sont rares, mais certains baisers sur la bouche paraissent inexplicables. Ainsi, dans son bureau, celui que donne « vigoureusement » Nathalie, jeune et mélancolique veuve, à Markus, son pâle subordonné. « Ce baiser, c’était la manifestation d’une anarchie subite dans ses neurones, ce qu’on pourrait appeler : un acte gratuit » (La Délicatesse, de David Foenkinos). Ils ne le savent pas, mais c’est un baiser qui en appellera beaucoup d’autres.
J’avais treize ou quatorze ans quand, pendant les vendanges, je reçus d’une femme dont la beauté me troublait un baiser énigmatique. Elle se pencha soudain sur moi et planta sa langue dans ma bouche. Je ressentis plus de stupeur que de plaisir. Puis vinrent la fierté, l’envie de recommencer. Mais elle reprit ses distances et ignora par la suite mes lèvres qui quémandaient au moins des explications.
Une simple embrassade peut tout autant décontenancer. Un jour, Jean-Jacques Rousseau se trouvait chez son ami le philosophe anglais David Hume. Celui-ci raconta qu’il vit Rousseau se lever, faire le tour de la pièce et s’asseoir sur ses genoux. « Il jeta ses mains autour de mon cou et m’embrassa chaleureusement. » David Hume ajouta : « Jugez de ma surprise. »
La réaction de Vladimir Nabokov au premier baiser amoureux qu’il reçut est stupéfiante. Cela se passait à Biarritz, sur la plage. Il venait d’avoir dix ans ; Colette, dont il était très épris, les aurait bientôt. « Un jour, tandis que nous nous penchions tous les deux sur une étoile de mer, que les anglaises de Colette me chatouillaient l’oreille, elle se tourna vers moi brusquement et m’embrassa sur la joue. Mon émotion fut si grande que je ne trouvai rien d’autre à dire que : “Espèce de petite folle” » (Premier amour).