A mes yeux, ils n'étaient pas morts, enfin, pas tout à fait: ils s'étaient métamorphosés en livres. Corneille, c'était un gros rougeaud, rugueux, au dos de cuir, qui sentait la colle. Ce personnage incommode et sévère, aux paroles difficiles, avait des angles qui me blessaient les cuisses quand je le transportais. Mais, à peine ouvert, il m'offrait ses gravures sombres et douces comme des confidences. Flaubert, c'était un petit entoilé, inodore, piqueté de taches de son. Victor Hugo le multiple nichait sur tous les rayons à la fois. Voilà pour les corps; quant aux âmes, elles hantaient les œuvres: les pages, c'étaient des fenêtres, du dehors un visage se collait contre la vitre, quelqu'un m'épiait; je feignais de ne rien remarquer, je continuais ma lecture, les yeux rivés aux mots sous le regard fixe de feu Chateaubriand. Ces inquiétudes ne duraient pas; le reste du temps, j'adorais mes compagnons de jeu. Je les mis au-dessus de tout et l'on me raconta sans m'étonner que Charles Quint avait ramassé le pinceau du Titien: la belle affaire! un prince est fait pour cela. Pourtant, je ne les respectais pas: pourquoi les eussé-je loués d'être grands? Ils ne faisaient que leur devoir. Je blâmais les autres d'être petits. Bref j'avais tout compris de travers et je faisais de l'exception la règle: l'espèce humaine devint un comité restreint qu'entouraient des animaux affectueux. Surtout mon grand-père en usait trop mal avec eux pour que je pusse les prendre au sérieux tout à fait. Il avait cessé de lire depuis la mort de Victor Hugo; quand il n'avait rien d'autre à faire, il relisait. Mais son office était de traduire. Dans la vérité de son cœur, l'auteur du Deutsches Lesebuch tenait la littérature universelle pour son matériau. Du bout des lèvres, il classait les auteurs par ordre de mérite, mais cette hiérarchie de façade cachait mal ses préférences qui étaient utilitaires: Maupassant fournissait aux élèves allemands les meilleures versions; Goethe, battant d'une tête Gottfried Keller, était inégalable pour les thèmes. Humaniste, mon grand-père tenait les romans en petite estime; professeur, il les prisait fort à cause du vocabulaire. Il finit par ne plus supporter que les morceaux choisis et je l'ai vu, quelques années plus tard, se délecter d'un extrait de Madame Bovary prélevé par Mironneau pour ses Lectures, quand Flaubert au complet attendait depuis vingt ans son bon plaisir. Je sentais qu'il vivait des morts, ce qui n'allait pas sans compliquer mes rapports avec eux: sous prétexte de leur rendre un culte, il les tenait dans ses chaînes et ne se privait pas de les découper en tranches pour les transporter d'une langue à l'autre plus commodément. Je découvris en même temps leur grandeur et leur misère. Mérimée, pour son malheur, convenait au Cours Moyen; en conséquence il menait double vie: au quatrième étage de la bibliothèque, Colomba c'était une fraîche colombe aux cent ailes, glacée, offerte et systématiquement ignorée;
nul regard ne la déflora jamais. Mais, sur le rayon du bas, cette même vierge s'emprisonnait dans un sale petit bouquin brun et puant; l'histoire ni la langue n'avaient changé, mais il y avait des notes en allemand et un lexique; j'appris en outre, scandale inégalé depuis le viol de l'Alsace-Lorraine, qu'on l'avait édité à Berlin. Ce livre-là, mon grand-père le mettait deux fois la semaine dans sa serviette, il l'avait couvert de taches, de traits rouges, de brûlures et je le détestais: c'était Mérimée humilié. Rien qu'à l'ouvrir, je mourais d'ennui: chaque syllabe se détachait sous ma vue comme elle faisait, à l'Institut, dans la bouche de mon grand-père. Imprimés en Allemagne, pour être lus par des Allemands, qu'étaient-ils, d'ailleurs, ces signes connus et méconnaissables, sinon la contrefaçon des mots français? Encore une affaire d'espionnage: il eût suffi de gratter pour découvrir, sous leur travestissement gaulois, les vocables germaniques aux aguets. Je finis par me demander s'il n'y avait pas deux Colomba, l'une farouche et vraie, l'autre fausse et didactique, comme il y a deux Yseut.
Les tribulations de mes petits camarades me convainquirent que j'étais leur pair. Je n'avais ni leurs dons ni leurs mérites et je n'envisageais pas encore d'écrire mais, petit-fils de prêtre, je l'emportais sur eux par la naissance; sans aucun doute j'étais voué: non point à leurs martyres toujours un peu scandaleux mais à quelque sacerdoce; je serais sentinelle de la culture, comme Charles Schweitzer. Et puis, j'étais vivant, moi, et fort actif: je ne savais pas encore tronçonner les morts mais je leur imposais mes caprices: je les prenais dans mes bras, je les portais, je les déposais sur le parquet, je les ouvrais, je les refermais, je les tirais du néant pour les y replonger: c'étaient mes poupées, ces hommes-troncs, et j'avais pitié de cette misérable survie paralysée qu'on appelait leur immortalité. Mon grand-père encourageait ces familiarités: tous les enfants sont inspirés, ils ne peuvent rien envier aux poètes qui sont tout bonnement des enfants. Je raffolais de Courteline, je poursuivais la cuisinière jusque dans la cuisine pour lui lire à haute voix Théodore cherche des allumettes. On s'amusa de mon engouement, des soins attentifs le développèrent, en firent une passion publiée. Un beau jour mon grand-père me dit négligemment: «Courteline doit être bon bougre. Si tu l'aimes tant, pourquoi ne lui écris-tu pas?» J'écrivis. Charles Schweitzer guida ma plume et décida de laisser plusieurs fautes d'orthographe dans ma lettre. Des journaux l'ont reproduite, il y a quelques années, et je ne l'ai pas relue sans agacement. Je prenais congé sur ces mots «votre futur ami» qui me semblaient tout naturels: j'avais pour familiers Voltaire et Corneille; comment un écrivain vivant eût-il refusé mon amitié? Courteline la refusa et fit bien: en répondant au petit-fils, il fût tombé sur le grand-père. A l'époque, nous jugeâmes sévèrement son silence: «J'admets, dit Charles, qu'il ait beaucoup de travail mais, quand le diable y serait, on répond à un enfant.»