Ces lectures restèrent longtemps clandestines; Anne-Marie n'eut pas même besoin de m'avertir: conscient de leur indignité je n'en soufflai pas mot à mon grand-père. Je m'encanaillais, je prenais des libertés, je passais des vacances au bordel mais je n'oubliais pas que ma vérité était restée au temple. A quoi bon scandaliser le prêtre par le récit de mes égarements? Karl finit par me surprendre; il se fâcha contre les deux femmes et celles-ci, profitant d'un moment qu'il reprenait haleine, mirent tout sur mon dos: j'avais vu les magazines, les romans d'aventures, je les avais convoités, réclamés, pouvaient-elles me les refuser? Cet habile mensonge mettait mon grand-père au pied du mur: c'était moi, moi seul qui trompais Colomba avec ces ribaudes trop maquillées. Moi, l'enfant prophétique, la jeune Pythonisse, l'Eliacin des Belles-Lettres, je manifestais un penchant furieux pour l'infamie. A lui de choisir: ou je ne prophétisais point ou l'on devait respecter mes goûts sans chercher à les comprendre. Père, Charles Schweitzer eût tout brûlé; grand-père, il choisit l'indulgence navrée. Je n'en demandais pas plus et je continuai paisiblement ma double vie. Elle n'a jamais cessé: aujourd'hui encore, je lis plus volontiers les «Série Noire» que Wittgenstein.
J'étais le premier, l'incomparable dans mon île aérienne; je tombai au dernier rang quand on me soumit aux règles communes.
Mon grand-père avait décidé de m'inscrire au Lycée Montaigne. Un matin, il m'emmena chez le proviseur et lui vanta mes mérites: je n'avais que le défaut d'être trop avancé pour mon âge. Le proviseur donna les mains à tout: on me fit entrer en huitième et je pus croire que j'allais fréquenter les enfants de mon âge. Mais non: après la première dictée, mon grand-père fut convoqué en hâte par l'administration; il revint enragé, tira de sa serviette un méchant papier couvert de gribouillis, de taches et le jeta sur la table: c'était la copie que j'avais remise. On avait attiré son attention sur l'orthographe – «le lapen çovache ême le ten [2]», – et tenté de lui faire comprendre que ma place était en dixième préparatoire. Devant «lapen çovache» ma mère prit le fou rire; mon grand-père l'arrêta d'un regard terrible. Il commença par m'accuser de mauvaise volonté et par me gronder pour la première fois de ma vie, puis il déclara qu'on m'avait méconnu; dès le lendemain, il me retirait du lycée et se brouillait avec le proviseur.
Je n'avais rien compris à cette affaire et mon échec ne m'avait pas affecté: j'étais un enfant prodige qui ne savait pas l'orthographe, voilà tout. Et puis, je retrouvai sans ennui ma solitude: j'aimais mon mal. J'avais perdu, sans même y prendre garde, l'occasion de devenir vrai: on chargea M. Liévin, un instituteur parisien, de me donner des leçons particulières; il venait presque tous les jours. Mon grand-père m'avait acheté un petit bureau personnel, fait d'un banc et d'un pupitre de bois blanc. Je m'asseyais sur le banc et M. Liévin se promenait en dictant. Il ressemblait à Vincent Auriol et mon grand-père prétendait qu'il était frère Trois-Points; «quand je lui dis bonjour, nous disait-il avec la répugnance apeurée d'un honnête homme en butte aux avances d'un pédéraste, il trace avec son pouce le triangle maçonnique sur la paume de ma main». Je le détestais parce qu'il oubliait de me choyer: je crois qu'il me prenait non sans raison pour un enfant retardé. Il disparut, je ne sais plus pourquoi: peut-être s'était-il ouvert à quelqu'un de son opinion sur moi.
Nous passâmes quelque temps à Arcachon et je fus à l'école communale: les principes démocratiques de mon grand-père l'exigeaient. Mais il voulait aussi qu'on m'y tînt à l'écart du vulgaire. Il me recommanda en ces termes à l'instituteur: «Mon cher collègue, je vous confie ce que j'ai de plus cher.» M. Barrault portait une barbiche et un pince-nez: il vint boire du vin de muscat dans notre villa et se déclara flatté de la confiance que lui témoignait un membre de l'enseignement secondaire. Il me faisait asseoir à un pupitre spécial, à côté de la chaire, et, pendant les récréations, me gardait à ses côtés. Ce traitement de faveur me semblait légitime; ce que pensaient les «fils du peuple», mes égaux, je l'ignore: je crois qu'ils s'en foutaient. Moi, leur turbulence me fatiguait et je trouvais distingué de m'ennuyer auprès de M. Barrault pendant qu'ils jouaient aux barres.
J'avais deux raisons de respecter mon instituteur: il me voulait du bien, il avait l'haleine forte. Les grandes personnes doivent être laides, ridées, incommodes; quand elles me prenaient dans leurs bras, il ne me déplaisait pas d'avoir un léger dégoût à surmonter: c'était la preuve que la vertu n'était pas facile. Il y avait des joies simples, triviales: courir, sauter, manger des gâteaux, embrasser la peau douce et parfumée de ma mère; mais j'attachais plus de prix aux plaisirs studieux et mêlés que j'éprouvais dans la compagnie des hommes mûrs: la répulsion qu'ils m'inspiraient faisait partie de leur prestige: je confondais le dégoût avec l'esprit de sérieux. J'étais snob. Quand M. Barrault se penchait sur moi, son souffle m'infligeait des gênes exquises, je respirais avec zèle l'odeur ingrate de ses vertus. Un jour, je découvris une inscription toute fraîche sur le mur de l'École, je m'approchai et lus: «Le père Barrault est un con.» Mon cœur battit à se rompre, la stupeur me cloua sur place, j'avais peur. «Con», ça ne pouvait être qu'un de ces «vilains mots» qui grouillaient dans les bas-fonds du vocabulaire et qu'un enfant bien élevé ne rencontre jamais; court et brutal, il avait l'horrible simplicité des bêtes élémentaires. C'était déjà trop de l'avoir lu: je m'interdis de le prononcer, fût-ce à voix basse. Ce cafard accroché à la muraille, je ne voulais pas qu'il me sautât dans la bouche pour se métamorphoser au fond de ma gorge en un claironnement noir. Si je faisais semblant de ne pas l'avoir remarqué, peut-être rentrerait-il dans un trou de mur. Mais, quand je détournais mon regard, c'était pour retrouver l'appellation infâme: «le père Barrault», qui m'épouvantait plus encore: le mot «con», après tout, je ne faisais qu'en augurer le sens; mais je savais très bien qui on appelait «père Untel» dans ma famille: les jardiniers, les facteurs, le père de la bonne, bref les vieux pauvres. Quelqu'un voyait M. Barrault, l'instituteur, le collègue de mon grand-père, sous l'aspect d'un vieux pauvre. Quelque part, dans une tête, rôdait cette pensée malade et criminelle. Dans quelle tête? Dans la mienne, peut-être. Ne suffisait-il pas d'avoir lu l'inscription blasphématoire pour être complice d'un sacrilège? Il me semblait à la fois qu'un fou cruel raillait ma politesse, mon respect, mon zèle, le plaisir que j'avais chaque matin à ôter ma casquette en disant «Bonjour, Monsieur l'Instituteur» et que j'étais moi-même ce fou, que les vilains mots et les vilaines pensées pullulaient dans mon cœur. Qu'est-ce qui m'empêchait, par exemple, de crier à plein gosier: «Ce vieux sagouin pue comme un cochon.» Je murmurai: «Le père Barrault pue» et tout se mit à tourner: je m'enfuis en pleurant. Dès le lendemain je retrouvai ma déférence pour M. Barrault, pour son col de celluloïd et son nœud papillon. Mais, quand il s'inclinait sur mon cahier, je détournais la tête en retenant mon souffle.