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L'automne suivant, ma mère prit le parti de me conduire à l'Institution Poupon. Il fallait monter un escalier de bois, pénétrer dans une salle du premier étage; les enfants se groupaient en demi-cercle silencieusement; assises au fond de la pièce, droites et le dos au mur, les mères surveillaient le professeur. Le premier devoir des pauvres filles qui nous enseignaient, c'était de répartir également les éloges et les bons points à notre académie de prodiges. Si l'une d'elles avait un mouvement d'impatience ou se montrait trop satisfaite d'une bonne réponse, les demoiselles Poupon perdaient des élèves, elle perdait sa place. Nous étions bien trente académiciens qui n'eûmes jamais le temps de nous adresser la parole. A la sortie, chacune des mères s'emparait farouchement du sien et l'emportait au galop, sans saluer. Au bout d'un semestre, ma mère me retira du cours: on n'y travaillait guère et puis elle avait fini par se lasser de sentir peser sur elle le regard de ses voisines quand c'était mon tour d'être félicité. Mlle Marie-Louise, une jeune fille blonde, avec un pince-nez, qui professait huit heures par jour au cours Poupon pour un salaire de famine, accepta de me donner des leçons particulières à domicile, en se cachant des directrices. Elle interrompait parfois les dictées pour soulager son cœur de gros soupirs: elle me disait qu'elle était lasse à mourir, qu'elle vivait dans une solitude affreuse, qu'elle eût tout donné pour avoir un mari, n'importe lequel. Elle finit, elle aussi, par disparaître: on prétendait qu'elle ne m'apprenait rien, mais je crois surtout que mon grand-père la trouvait calamiteuse. Cet homme juste ne refusait pas de soulager les misérables mais répugnait à les inviter sous son toit. Il était temps: Mlle Marie-Louise me démoralisait. Je croyais les salaires proportionnés au mérite et on me disait qu'elle était méritante: pourquoi donc la payait-on si mal? Quand on exerçait un métier, on était digne et fier, heureux de travailler: puisqu'elle avait la chance de travailler huit heures par jour, pourquoi parlait-elle de sa vie comme d'un mal incurable? Quand je rapportais ses doléances, mon grand-père se mettait à rire: elle était bien trop laide pour qu'un homme voulût d'elle. Je ne riais pas: on pouvait naître condamné? En ce cas on m'avait menti: l'ordre du monde cachait d'intolérables désordres. Mon malaise se dissipa dès qu'on l'eut écartée. Charles Schweitzer me trouva des professeurs plus décents. Si décents que je les ai tous oubliés. Jusqu'à dix ans, je restai seul entre un vieillard et deux femmes.

Ma vérité, mon caractère et mon nom étaient aux mains des adultes; j'avais appris à me voir par leurs yeux; j'étais un enfant, ce monstre qu'ils fabriquent avec leurs regrets. Absents, ils laissaient derrière eux leur regard, mêlé à la lumière; je courais, je sautais à travers ce regard qui me conservait ma nature de petit-fils modèle, qui continuait à m'offrir mes jouets et l'univers. Dans mon joli bocal, dans mon âme, mes pensées tournaient, chacun pouvait suivre leur manège: pas un coin d'ombre. Pourtant, sans mots, sans forme ni consistance, diluée dans cette innocente transparence, une transparente certitude gâchait tout: j'étais un imposteur. Comment jouer la comédie sans savoir qu'on la joue? Elles se dénonçaient d'elles-mêmes, les claires apparences ensoleillées qui composaient mon personnage: par un défaut d'être que je ne pouvais ni tout à fait comprendre ni cesser de ressentir. Je me tournais vers les grandes personnes, je leur demandais de garantir mes mérites: c'était m'enfoncer dans l'imposture. Condamné à plaire, je me donnais des grâces qui se fanaient sur l'heure; je traînais partout ma fausse bonhomie, mon importance désœuvrée, à l'affût d'une chance nouvelle: je croyais la saisir, je me jetais dans une attitude et j'y retrouvais l'inconsistance que je voulais fuir. Mon grand-père somnolait, enveloppé dans son plaid; sous sa moustache broussailleuse, j'apercevais la nudité rose de ses lèvres, c'était insupportable: heureusement, ses lunettes glissaient, je me précipitais pour les ramasser. Il s'éveillait, m'enlevait dans ses bras, nous filions notre grande scène d'amour: ce n'était plus ce que j'avais voulu. Qu'avais-je voulu? J'oubliais tout, je faisais mon nid dans les buissons de sa barbe. J'entrais à la cuisine, je déclarais que je voulais secouer la salade; c'étaient des cris, des fous rires: «Non, mon chéri, pas comme ça! Serre bien fort ta petite main: voilà! Marie, aidez-le! Mais c'est qu'il fait ça très bien.» J'étais un faux enfant, je tenais un faux panier à salade; je sentais mes actes se changer en gestes. La Comédie me dérobait le monde et les hommes: je ne voyais que des rôles et des accessoires; servant par bouffonnerie les entreprises des adultes, comment eussé-je pris au sérieux leurs soucis? Je me prêtais à leurs desseins avec un empressement vertueux qui me retenait de partager leurs fins. Étranger aux besoins, aux espoirs, aux plaisirs de l'espèce, je me dilapidais froidement pour la séduire; elle était mon public, une rampe de feu me séparait d'elle, me rejetait dans un exil orgueilleux qui tournait vite à l'angoisse.

Le pis, c'est que je soupçonnais les adultes de cabotinage. Les mots qu'ils m'adressaient, c'étaient des bonbons; mais ils parlaient entre eux sur un tout autre ton. Et puis il leur arrivait de rompre des contrats sacrés: je faisais ma moue la plus adorable, celle dont j'étais le plus sûr et on me disait d'une voix vraie: «Va jouer plus loin, petit, nous causons.» D'autres fois, j'avais le sentiment qu'on se servait de moi. Ma mère m'emmenait au Luxembourg, l'oncle Émile, brouillé avec toute la famille, surgissait tout à coup; il regardait sa sœur d'un air morose et lui disait sèchement: «Ce n'est pas pour toi que je suis ici: c'est pour voir le petit.» Il expliquait alors que j'étais le seul innocent de la famille, le seul qui ne l'eût jamais offensé délibérément, ni condamné sur de faux rapports. Je souriais, gêné par ma puissance et par l'amour que j'avais allumé dans le cœur de cet homme sombre. Mais déjà, le frère et la sœur discutaient de leurs affaires, énuméraient leurs griefs réciproques; Émile s'emportait contre Charles. Anne-Marie le défendait, en cédant du terrain; ils en venaient à parler de Louise, je restais entre leurs chaises en fer, oublié. J'étais préparé à admettre – si seulement j'eusse été en âge de les comprendre – toutes les maximes de droite qu'un vieil homme de gauche m'enseignait par ses conduites: que la Vérité et la Fable sont une même chose, qu'il faut jouer la passion pour la ressentir, que l'homme est un être de cérémonie. On m'avait persuadé que nous étions créés pour nous donner la comédie; la comédie, je l'acceptais mais j'exigeais d'en être le principal personnage: or, à des instants de foudre qui me laissaient anéanti, je m'apercevais que j'y tenais un «faux-beau-rôle», avec du texte, beaucoup de présence, mais pas de scène «à moi»; en un mot, que je donnais la réplique aux grandes personnes. Charles me flattait pour amadouer sa mort; dans ma pétulance, Louise trouvait la justification de ses bouderies; Anne-Marie celle de son humilité. Et pourtant, sans moi, ses parents eussent recueilli ma mère, sa délicatesse l'eût livrée sans défense à Mamie; sans moi, Louise eût boudé, Charles se fût émerveillé devant le mont Cervin, les météores ou les enfants des autres. J'étais la cause occasionnelle de leurs discordes et de leurs réconciliations; les causes profondes étaient ailleurs: à Mâcon, à Gunsbach, à Thiviers, dans un vieux cœur qui s'encrassait, dans un passé bien antérieur à ma naissance. Je leur reflétais l'unité de la famille et ses antiques contradictions; ils usaient de ma divine enfance pour devenir ce qu'ils étaient. Je vécus dans le malaise: au moment où leurs cérémonies me persuadaient que rien n'existe sans raison et que chacun, du plus grand au plus petit, a sa place marquée dans l'Univers, ma raison d'être, à moi, se dérobait, je découvrais tout à coup que je comptais pour du beurre et j'avais honte de ma présence insolite dans ce monde en ordre.