Un père m'eût lesté de quelques obstinations durables; faisant de ses humeurs mes principes, de son ignorance mon savoir, de ses rancœurs mon orgueil, de ses manies ma loi, il m'eût habité; ce respectable locataire m'eût donné du respect pour moi-même. Sur le respect j'eusse fondé mon droit de vivre. Mon géniteur eût décidé de mon avenir: polytechnicien de naissance, j'eusse été rassuré pour toujours. Mais si jamais Jean-Baptiste Sartre avait connu ma destination, il en avait emporté le secret; ma mère se rappelait seulement qu'il avait dit: «Mon fils n'entrera pas dans la Marine.» Faute de renseignements plus précis, personne, à commencer par moi, ne savait ce que j'étais venu foutre sur terre. M'eût-il laissé du bien, mon enfance eût été changée; je n'écrirais pas puisque je serais un autre. Les champs et la maison renvoient au jeune héritier une image stable de lui-même; il se touche sur son gravier, sur les vitres losangées de sa véranda et fait de leur inertie la substance immortelle de son âme. Il y a quelques jours, au restaurant, le fils du patron, un petit garçon de sept ans, criait à la caissière: «Quand mon père n'est pas là, c'est moi le Maître.» Voilà un homme! A son âge, je n'étais maître de personne et rien ne m'appartenait. Dans mes rares minutes de dissipation, ma mère me chuchotait: «Prends garde! Nous ne sommes pas chez nous!» Nous ne fûmes jamais chez nous: ni rue Le Goff ni plus tard, quand ma mère se fut remariée. Je n'en souffris pas puisqu'on me prêtait tout; mais je restais abstrait. Au propriétaire, les biens de ce monde reflètent ce qu'il est; ils m'enseignaient ce que je n'étais pas: je n'étais pas consistant ni permanent; je n'étais pas le continuateur futur de l'œuvre paternelle, je n'étais pas nécessaire à la production de l'acier; en un mot je n'avais pas d'âme.
C'eût été parfait si j'avais fait bon ménage avec mon corps. Mais nous formions, lui et moi, un drôle de couple. Dans la misère, l'enfant ne s'interroge pas: éprouvée corporellement par les besoins et les maladies, son injustifiable condition justifie son existence, c'est la faim, c'est le danger de mort perpétuel qui fondent son droit de vivre: il vit pour ne pas mourir. Moi, je n'étais ni assez riche pour me croire prédestiné ni assez pauvre pour ressentir mes envies comme des exigences. Je remplissais mes devoirs alimentaires et Dieu m'envoyait parfois – rarement – cette grâce qui permet de manger sans dégoût – l'appétit. Respirant, digérant, déféquant avec nonchalance, je vivais parce que j'avais commencé à vivre. De mon corps, ce compagnon gavé, j'ignorais la violence et les sauvages réclamations: il se faisait connaître par une suite de malaises douillets, très sollicités par les grandes personnes. A l'époque, une famille distinguée se devait de compter au moins un enfant délicat. J'étais le bon sujet puisque j'avais pensé mourir à ma naissance. On me guettait, on me prenait le pouls, la température, on m'obligeait à tirer la langue: «Tu ne trouves pas qu'il est un peu pâlot?» «C'est l'éclairage.» «Je t'assure qu'il a maigri!» «Mais, papa, nous l'avons pesé hier.» Sous ces regards inquisiteurs, je me sentais devenir un objet, une fleur en pot. Pour conclure, on me fourrait au lit. Suffoqué par la chaleur, mitonnant sous les draps, je confondais mon corps et son malaise: des deux, je ne savais plus lequel était indésirable.
M. Simonnot, collaborateur de mon grand-père, déjeunait avec nous, le jeudi. J'enviais ce quinquagénaire aux joues de fille qui cirait sa moustache et teignait son toupet: quand Anne-Marie lui demandait, pour faire durer la conversation, s'il aimait Bach, s'il se plaisait à la mer, à la montagne, s'il gardait bon souvenir de sa ville natale, il prenait le temps de la réflexion et dirigeait son regard intérieur sur le massif granitique de ses goûts. Quand il avait obtenu le renseignement demandé, il le communiquait à ma mère, d'une voix objective, en saluant de Sa tête. L'heureux homme! il devait, pensais-je, s'éveiller chaque matin dans Sa jubilation, recenser, de quelque Point Sublime, ses pics, ses crêtes et ses vallons, puis s'étirer voluptueusement en disant: «C'est bien moi: je suis M. Simonnot, tout entier.» Naturellement j'étais fort capable, quand on m'interrogeait, de faire connaître mes préférences et même de les affirmer; mais, dans la solitude, elles m'échappaient: loin de les constater, il fallait les tenir et les pousser, leur insuffler la vie; je n'étais même plus sûr de préférer le filet de bœuf au rôti de veau. Que n'eussé-je donné pour qu'on installât en moi un paysage tourmenté, des obstinations droites comme des falaises. Quand Mme Picard, usant avec tact du vocabulaire à la mode, disait de mon grand-père: «Charles est un être exquis», ou bien «On ne connaît pas les êtres», je me sentais condamné sans recours.
Les cailloux du Luxembourg, M. Simonnot, les marronniers, Karlémami, c'étaient des êtres. Pas moi: je n'en avais ni l'inertie ni la profondeur ni l'impénétrabilité. J'étais rien: une transparence ineffaçable. Ma jalousie ne connut plus de bornes le jour où l'on m'apprit que M. Simonnot, cette statue, ce bloc monolithique, était par-dessus le marché indispensable à l'univers.
C'était fête. A l'Institut des Langues Vivantes, la foule battait des mains sous la flamme mouvante d'un bec Auer, ma mère jouait du Chopin, tout le monde parlait français sur l'ordre de mon grand-père: un français lent, guttural, avec des grâces fanées et la pompe d'un oratorio. Je volais de main en main sans toucher terre; j'étouffais contre le sein d'une romancière allemande quand mon grand-père, du haut de sa gloire, laissa tomber un verdict qui me frappa au cœur: «Il y a quelqu'un qui manque ici: c'est Simonnot. Je m'échappai des bras de la romancière, je me réfugiai dans un coin, les invités disparurent; au centre d'un anneau tumultueux, je vis une colonne: M. Simonnot lui-même, absent en chair et en os. Cette absence prodigieuse le transfigura. Il s'en fallait de beaucoup que l'Institut fût au complet: certains élèves étaient malades, d'autres s'étaient fait excuser; mais il ne s'agissait là que de faits accidentels et négligeables. Seul, M. Simonnot manquait. Il avait suffi de prononcer son nom: dans cette salle bondée, le vide s'était enfoncé comme un couteau. Je m'émerveillai qu'un homme eût sa place faite. Sa place: un néant creusé par l'attente universelle, un ventre invisible d'où, brusquement, il semblait qu'on pût renaître. Pourtant, s'il était sorti de terre, au milieu des ovations, si même les femmes s'étaient jetées sur sa main pour la baiser, j'aurais été dégrisé: la présence charnelle est toujours excédentaire. Vierge, réduit à la pureté d'une essence négative, il gardait la transparence incompressible du diamant. Puisque c'était mon lot, à moi, d'être à chaque instant situé parmi certaines personnes, en un certain lieu de la terre et de m'y savoir superflu, je voulus manquer comme l'eau, comme le pain, comme l'air à tous les autres hommes dans tous les autres lieux.