Ce souhait revint tous les jours sur mes lèvres. Charles Schweitzer mettait de la nécessité partout pour couvrir une détresse qui ne m'apparut jamais tant qu'il vécut et que je commence seulement à deviner. Tous ses collègues portaient le ciel. On comptait, au nombre de ces Atlas, des grammairiens, des philologues et des linguistes, M. Lyon-Caen et le directeur de la Revue pédagogique. Il parlait d'eux sentencieusement pour nous faire mesurer leur importance: «Lyon-Caen connaît son affaire. Sa place était à l'Institut», ou encore: «Shurer se fait vieux; espérons qu'on n'aura pas la sottise de lui donner sa retraite: la Faculté ne sait pas ce qu'elle perdrait.» Entouré de vieillards irremplaçables dont la disparition prochaine allait plonger l'Europe dans le deuil et peut-être dans la barbarie, que n'eussé-je donné pour entendre une voix fabuleuse porter sentence dans mon cœur: «Ce petit Sartre connaît son affaire; s'il venait à disparaître, la France ne sait pas ce qu'elle perdrait!» L'enfance bourgeoise vit dans l'éternité de l'instant, c'est-à-dire dans l'inaction: je voulais être Atlas tout de suite, pour toujours et depuis toujours, je ne concevais même pas qu'on pût travailler à le devenir; il me fallait une Cour Suprême, un décret me rétablissant dans mes droits. Mais où étaient les magistrats? Mes juges naturels s'étaient déconsidérés par leur cabotinage; je les récusais, mais je n'en voyais pas d'autres.
Vermine stupéfaite, sans foi, sans loi, sans raison ni fin, je m'évadais dans la comédie familiale, tournant, courant, volant d'imposture en imposture. Je fuyais mon corps injustifiable et ses veules confidences; que la toupie butât sur un obstacle et s'arrêtât, le petit comédien hagard retombait dans la stupeur animale. De bonnes amies dirent à ma mère que j'étais triste, qu'on m'avait surpris à rêver. Ma mère me serra contre elle en riant: «Toi qui es si gai, toujours à chanter! Et de quoi te plaindrais-tu? Tu as tout ce que tu veux.» Elle avait raison: un enfant gâté n'est pas triste; il s'ennuie comme un roi. Comme un chien.
Je suis un chien: je bâille, les larmes roulent, je les sens rouler. Je suis un arbre, le vent s'accroche à mes branches et les agite vaguement. Je suis une mouche, je grimpe le long d'une vitre, je dégringole, je recommence à grimper. Quelquefois, je sens la caresse du temps qui passe, d'autres fois – le plus souvent – je le sens qui ne passe pas. De tremblantes minutes s'affalent, m'engloutissent et n'en finissent pas d'agoniser; croupies mais encore vives, on les balaye, d'autres les remplacent, plus fraîches, tout aussi vaines; ces dégoûts s'appellent le bonheur; ma mère me répète que je suis le plus heureux des petits garçons. Comment ne la croirais-je pas puisque c'est vrai? A mon délaissement je ne pense jamais; d'abord il n'y a pas de mot pour le nommer; et puis je ne le vois pas: on ne cesse pas de m'entourer. C'est la trame de ma vie, l'étoffe de mes plaisirs, la chair de mes pensées.
Je vis la mort. A cinq ans: elle me guettait; le soir, elle rôdait sur le balcon, collait son mufle au carreau, je la voyais mais je n'osais rien dire. Quai Voltaire, une fois, nous la rencontrâmes, c'était une vieille dame grande et folle, vêtue de noir, elle marmonna sur mon passage: «Cet enfant, je le mettrai dans ma poche.» Une autre fois, elle prit la forme d'une excavation: c'était à Arcachon; Karlémami et ma mère rendaient visite à Mme Dupont et à son fils Gabriel, le compositeur. Je jouais dans le jardin de la villa, apeuré parce qu'on m'avait dit que Gabriel était malade et qu'il allait mourir. Je fis le cheval, sans entrain, et caracolai autour de la maison. Tout d'un coup, j'aperçus un trou de ténèbres: la cave, on l'avait ouverte; je ne sais trop quelle évidence de solitude et d'horreur m'aveugla: je fis demi-tour et, chantant à tue-tête, je m'enfuis. A cette époque, j'avais rendez-vous toutes les nuits avec elle dans mon lit. C'était un rite: il fallait que je me couche sur le côté gauche, le nez vers la ruelle; j'attendais, tout tremblant, et elle m'apparaissait, squelette très conformiste, avec une faux; j'avais alors la permission de me retourner sur le côté droit, elle s'en allait, je pouvais dormir tranquille. Dans la journée, je la reconnaissait sous les déguisements les plus divers: s'il arrivait à ma mère de chanter en français Le Roi des aulnes, je me bouchais les oreilles; pour avoir lu L'Ivrogne et sa femme je restai six mois sans ouvrir les fables de La Fontaine. Elle s'en foutait, la gueuse: cachée dans un conte de Mérimée, La Vénus d'Ille, elle attendait que je le lusse pour me sauter à la gorge. Les enterrements ne m'inquiétaient pas ni les tombes; vers ce temps ma grand-mère Sartre tomba malade et mourut; ma mère et moi, nous arrivâmes à Thiviers, convoqués par dépêche, quand elle vivait encore. On préféra m'écarter des lieux où cette longue existence malheureuse achevait de se défaire; des amis se chargèrent de moi, me logèrent, on me donna pour m'occuper des jeux de circonstance, instructifs, tout endeuillés d'ennui. Je jouai, je lus, je mis mon zèle à faire montre d'un recueillement exemplaire mais je ne sentis rien. Rien non plus quand nous suivîmes le corbillard jusqu'au cimetière. La mort brillait par son absence: décéder, ce n'était pas mourir, la métamorphose de cette vieillarde en dalle funéraire ne me déplaisait pas; il y avait transsubstantiation, accession à l'être, tout se passait en somme comme si je m'étais transformé, pompeusement, en M. Simonnot. Par cette raison j'ai toujours aimé, j'aime encore les cimetières italiens: la pierre y est tourmentée, c'est tout un homme baroque, un médaillon s'y incruste, encadrant une photo qui rappelle le défunt dans son premier état. Quand j'avais sept ans, la vraie Mort, la Camarde, je la rencontrais partout, jamais là. Qu'est-ce que c'était? Une personne et une menace. La personne était folle; quant à la menace, voici: des bouches d'ombre pouvaient s'ouvrir partout, en plein jour, sur le plus radieux soleil et me happer. Il y avait un envers horrible des choses, quand on perdait la raison, on le voyait, mourir c'était pousser la folie à l'extrême et s'y engloutir. Je vécus dans la terreur, ce fut une authentique névrose. Si j'en cherche la raison, il vient ceci: enfant gâté, don providentiel, ma profonde inutilité m'était d'autant plus manifeste que le rituel familial me paraît constamment d'une nécessité forgée. Je me sentais de trop, donc il fallait disparaître. J'étais un épanouissement fade en instance perpétuelle d'abolition. En d'autres termes, j'étais condamné, d'une seconde à l'autre on pouvait appliquer la sentence. Je la refusais, pourtant, de toutes mes forces, non que mon existence me fût chère mais, tout au contraire, parce que je n'y tenais pas: plus absurde est la vie, moins supportable la mort.
Dieu m'aurait tiré de peine: j'aurais été chef-d'œuvre signé; assuré de tenir ma partie dans le concert universel, j'aurais attendu patiemment qu'il me révélât ses desseins et ma nécessité. Je pressentais la religion, je l'espérais, c'était le remède. Me Teuton refusée, je l'eusse inventée moi-même. On ne me la refusait pas: élevé dans la foi catholique, j'appris que le Tout-Puissant m'avait fait pour sa gloire: c'était plus que je n'osais rêver. Mais, par la suite, dans le Dieu fashionable qu'on m'enseigna, je ne reconnus pas celui qu'attendait mon âme: il me fallait un Créateur, on me donnait un Grand Patron; les deux n'étaient qu'un mais je l'ignorais; je servais sans chaleur l'Idole pharisienne et la doctrine officielle me dégoûtait de chercher ma propre foi. Quelle chance! Confiance et désolation faisaient de mon âme un terrain de choix pour y semer le Cieclass="underline" sans cette méprise, je serais moine. Mais ma famille avait été touchée par le lent mouvement de déchristianisation qui naquit dans la haute bourgeoisie voltairienne et prit un siècle pour s'étendre à toutes les couches de la société: sans cet affaiblissement général de la foi, Louise Guillemin, demoiselle catholique de province, eût fait plus de manières pour épouser un luthérien. Naturellement, tout le monde croyait, chez nous: par discrétion. Sept ou huit ans après le ministère Combes, l'incroyance déclarée gardait la violence et le débraillé de la passion; un athée, c'était un original, un furieux qu'on n'invitait pas à dîner de peur qu'il ne «fît une sortie», un fanatique encombré de tabous qui se refusait le droit de s'agenouiller dans les églises, d'y marier ses filles et d'y pleurer délicieusement, qui s'imposait de prouver la vérité de sa doctrine par la pureté de ses mœurs, qui s'acharnait contre lui-même et contre son bonheur au point de s'ôter le moyen de mourir consolé, un maniaque de Dieu qui voyait partout Son absence et qui ne pouvait ouvrir la bouche sans prononcer Son nom, bref un monsieur qui avait des convictions religieuses. Le croyant n'en avait point: depuis deux mille ans les certitudes chrétiennes avaient eu le temps de faire leurs preuves, elles appartenaient à tous, on leur demandait de briller dans le regard d'un prêtre, dans le demi-jour d'une église et d'éclairer les âmes mais nul n'avait besoin de les reprendre à son compte; c'était le patrimoine commun. La bonne société croyait en Dieu pour ne pas parler de Lui. Comme la religion semblait tolérante! Comme elle était commode: le chrétien pouvait déserter la Messe et marier religieusement ses enfants, sourire des «bondieuseries» de Saint-Sulpice et verser des larmes en écoutant la Marche nuptiale de Lohengrin; il n'était tenu ni de mener une vie exemplaire ni de mourir dans le désespoir, pas même de se faire crémer. Dans notre milieu, dans ma famille, la foi n'était qu'un nom d'apparat pour la douce liberté française; on m'avait baptisé, comme tant d'autres, pour préserver mon indépendance: en me refusant le baptême, on eût craint de violenter mon âme; catholique inscrit, j'étais libre, j'étais normaclass="underline" «Plus tard, disait-on, il fera ce qu'il voudra.» On jugeait alors beaucoup plus difficile de gagner la foi que de la perdre.