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Le remède était pire que le maclass="underline" contre la gloire et le déshonneur, j'avais tenté de me réfugier dans ma vérité solitaire, mais je n'avais pas de vérité; je ne trouvais en moi qu'une fadeur étonnée. Sous mes yeux, une méduse heurtait la vitre de l'aquarium, fronçait mollement sa collerette, s'effilochait dans les ténèbres. La nuit tomba, des nuages d'encre se diluèrent dans la glace, ensevelissant mon ultime incarnation. Privé d'alibi, je m'affalai sur moi-même. Dans le noir, je devinais une hésitation indéfinie, un frôlement, des battements, toute une bête vivante – la plus terrifiante et la seule dont je ne pusse avoir peur. Je m'enfuis, j'allai reprendre aux lumières mon rôle de chérubin défraîchi. En vain. La glace m'avait appris ce que je savais depuis toujours: j'étais horriblement naturel. Je ne m'en suis jamais remis.

Idolâtré par tous, débouté de chacun, j'étais un laissé-pour-compte et je n'avais, à sept ans, de recours qu'en moi qui n'existais pas encore, palais de glace désert où le siècle naissant mirait son ennui. Je naquis pour combler le grand besoin que j'avais de moi-même; je n'avais connu jusqu'alors que les vanités d'un chien de salon; acculé à l'orgueil, je devins l'Orgueilleux. Puisque personne ne me revendiquait sérieusement, j'élevai la prétention d'être indispensable à l'Univers. Quoi de plus superbe? Quoi de plus sot? En vérité, je n'avais pas le choix. Voyageur clandestin, je m'étais endormi sur la banquette et le contrôleur me secouait. «Votre billet!» Il me fallait reconnaître que je n'en avais pas. Ni d'argent pour acquitter sur place le prix du voyage. Je commençais par plaider coupable: mes papiers d'identité, je les avais oubliés chez moi, je ne me rappelais même plus comment j'avais trompé la surveillance du poinçonneur, mais j'admettais que je m'étais introduit frauduleusement dans le wagon. Loin de contester l'autorité du contrôleur, je protestais hautement de mon respect pour ses fonctions et je me soumettais d'avance à sa décision. A ce point extrême de l'humilité, je ne pouvais plus me sauver qu'en renversant la situation: je révélais donc que des raisons importantes et secrètes m'appelaient à Dijon, qui intéressaient la France et peut-être l'humanité. A prendre les choses sous ce nouveau jour on n'aurait trouvé personne, dans tout le convoi, qui eût autant que moi le droit d'y occuper une place. Bien sûr il s'agissait d'une loi supérieure qui contredisait le règlement mais, en prenant sur lui d'interrompre mon voyage, le contrôleur provoquerait de graves complications dont les conséquences retomberaient sur sa tête; je le conjurais de réfléchir: était-il raisonnable de vouer l'espèce entière au désordre sous prétexte de maintenir l'ordre dans un train? Tel est l'orgueiclass="underline" le plaidoyer des misérables.

Seuls ont le droit d'être modestes les voyageurs munis de billets. Je ne savais jamais si j'avais gain de cause: le contrôleur gardait le silence; je recommençais mes explications; tant que je parlerais j'étais sûr qu'il ne m'obligerait pas à descendre. Nous restions face à face, l'un muet, l'autre intarissable, dans le train qui nous emportait vers Dijon. Le train, le contrôleur et le délinquant, c'était moi. Et j'étais aussi un quatrième personnage; celui-là, l'organisateur, n'avait qu'un seul désir: se duper, fût-ce une minute, oublier qu'il avait tout mis sur pied. La comédie familiale me servit: on m'appelait don du ciel, c'était pour rire et je ne l'ignorais pas; gavé d'attendrissements, j'avais la larme facile et le cœur dur: je voulus devenir un cadeau utile à la recherche de ses destinataires; j'offris ma personne à la France, au monde. Les hommes, je m'en foutais, mais, puisqu'il fallait en passer par eux, leurs pleurs de joie me feraient savoir que l'Univers m'accueillait avec reconnaissance. On pensera que j'avais beaucoup d'outrecuidance; non: j'étais orphelin de père. Fils de personne, je fus ma propre cause, comble d'orgueil et comble de misère; j'avais été mis au monde par l'élan qui me portait vers le bien. L'enchaînement paraît clair: féminisé par la tendresse maternelle, affadi par l'absence du rude Moïse qui m'avait engendré, infatué par l'adoration de mon grand-père, j'étais pur objet, voué par excellence au masochisme si seulement j'avais pu croire à la comédie familiale. Mais non; elle ne m'agitait qu'en surface et le fond restait froid, injustifié; le système m'horrifia, je pris en haine les pâmoisons heureuses, l'abandon, ce corps trop caressé, trop bouchonné, je me trouvai en m'opposant, je me jetai dans l'orgueil et le sadisme, autrement dit dans la générosité. Celle-ci, comme l'avarice ou le racisme, n'est qu'un baume sécrété pour guérir nos plaies intérieures et qui finit par nous empoisonner: pour échapper au délaissement de la créature, je me préparais la plus irrémédiable solitude bourgeoise: celle du créateur. On ne confondra pas ce coup de barre avec une véritable révolte: on se rebelle contre un bourreau et je n'avais que des bienfaiteurs. Je restai longtemps leur complice. Du reste, c'étaient eux qui m'avaient baptisé don de la Providence: je ne fis qu'employer à d'autres fins les instruments dont je disposais.

Tout se passa dans ma tête; enfant imaginaire, je me défendis par l'imagination. Quand je revois ma vie, de six à neuf ans, je suis frappé par la continuité de mes exercices spirituels. Ils changèrent souvent de contenu mais le programme ne varia pas; j'avais fait une fausse entrée, je me retirais derrière un paravent et recommençais ma naissance à point nommé, dans la minute même où l'Univers me réclamait silencieusement.

Mes premières histoires ne furent que la répétition de l'Oiseau bleu, du Chat botté, des contes de Maurice Bouchor. Elles se parlaient toutes seules, derrière mon front, entre mes arcades sourcilières. Plus tard, j'osai les retoucher, m'y donner un rôle. Elles changèrent de nature; je n'aimais pas les fées, il y en avait trop autour de moi; les prouesses remplacèrent la féerie. Je devins un héros; je dépouillai mes charmes; il n'était plus question de plaire mais de s'imposer. J'abandonnai ma famille: Karlémami, Anne-Marie furent exclus de mes fantaisies. Rassasié de gestes et d'attitudes, je fis de vrais actes en rêve. J'inventai un univers difficile et mortel – celui de Cri-Cri, de L'Épatant, de Paul d'Ivoi; à la place du besoin et du travail, que j'ignorais, je mis le danger. Jamais je ne fus plus éloigné de contester l'ordre établi: assuré d'habiter le meilleur des mondes, je me donnai pour office de le purger de ses monstres; flic et lyncheur, j'offrais en sacrifice une bande de brigands chaque soir. Je ne fis jamais de guerre préventive ni d'expédition punitive; je tuais sans plaisir ni colère pour arracher à la mort des jeunes filles. Ces frêles créatures m'étaient indispensables: elles me réclamaient. Il va de soi qu'elles ne pouvaient compter sur mon aide puisqu'elles ne me connaissaient pas. Mais je les jetais dans de si grands périls que personne ne les en eût sorties à moins d'être moi. Quand les janissaires brandissaient leurs cimeterres courbes, un gémissement parcourait le désert et les rochers disaient au sable: «Il y a quelqu'un qui manque ici: c'est Sartre.» A l'instant, j'écartais le paravent, je faisais voler les têtes à coups de sabre, je naissais dans un fleuve de sang. Bonheur d'acier! J'étais à ma place.

Je naissais pour mourir: sauvée, l'enfant se jetait dans les bras du margrave, son père; je m'éloignais, il fallait redevenir superflu ou chercher de nouveaux assassins. J'en trouvais. Champion de l'ordre établi, j'avais placé ma raison d'être dans un désordre perpétué; j'étouffais le Mal dans mes bras, je mourais de sa mort et ressuscitais de sa résurrection; j'étais un anarchiste de droite. Rien ne transpira de ces bonnes violences; je restais servile et zélé: on ne perd pas si facilement l'habitude de la vertu; mais, chaque soir, j'attendais impatiemment la fin de la bouffonnerie quotidienne, je courais à mon lit, je boulais ma prière, je me glissais entre mes draps; il me tardait de retrouver ma folle témérité. Je vieillissais dans les ténèbres, je devenais un adulte solitaire, sans père et sans mère, sans feu ni lieu, presque sans nom. Je marchais sur un toit en flammes, portant dans mes bras une femme évanouie; au-dessous de moi, la foule criait: il était manifeste que l'immeuble allait crouler. A cet instant je prononçais les mots fatidiques: «La suite au prochain numéro» – «Qu'est-ce que tu dis?» demandait ma mère. Je répondais prudemment: «Je me laisse en suspens.» Et le fait est que je m'endormais, au milieu des périls, dans une délicieuse insécurité. Le lendemain soir, fidèle au rendez-vous je retrouvais mon toit, les flammes, une mort certaine. Tout d'un coup, j'avisais une gouttière que je n'avais pas remarquée la veille. Sauvés, mon Dieu! Mais comment m'y accrocher sans lâcher mon précieux fardeau? Heureusement, la jeune femme reprenait ses sens, je la chargeais sur mon dos, elle nouait ses bras à mon cou. Non, à la réflexion, je la replongeais dans l'inconscience: si peu qu'elle eût contribué à son sauvetage, mon mérite en eût été diminué. Par chance, il y avait cette corde à mes pieds: j'attachais solidement la victime à son sauveteur, le reste n'était qu'un jeu. Des Messieurs – le maire, le chef de la police, le capitaine des pompiers – me recevaient dans leurs bras, me donnaient des baisers, une médaille, je perdais mon assurance, je ne savais plus que faire de moi: les embrassements de ces hauts personnages ressemblaient trop à ceux de mon grand-père. J'effaçais tout, je recommençais: c'était la nuit, une jeune fille appelait au secours, je me Jetais dans la mêlée… La suite au prochain numéro. Je risquais ma peau pour le moment sublime qui changerait une bête de hasard en passant providentiel mais je sentais que Je ne survivrais pas à ma victoire et j'étais trop heureux de la remettre au lendemain.