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Mourir n'est pas facile: la fièvre intestinale montait sans hâte, il y eut des rémissions. Anne-Marie le soignait avec dévouement, mais sans pousser l'indécence jusqu'à l'aimer. Louise l'avait prévenue contre la vie conjugale: après des noces de sang, c'était une suite infinie de sacrifices, coupée de trivialités nocturnes. A l'exemple de sa mère, ma mère préféra le devoir au plaisir. Elle n'avait pas beaucoup connu mon père, ni avant ni après le mariage, et devait parfois se demander pourquoi cet étranger avait choisi de mourir entre ses bras. On le transporta dans une métairie à quelques lieues de Thiviers; son père venait le visiter chaque jour en carriole. Les veilles et les soucis épuisèrent Anne-Marie, son lait tarit, on me mit en nourrice non loin de là et je m'appliquai, moi aussi, à mourir: d'entérite et peut-être de ressentiment. A vingt ans, sans expérience ni conseils, ma mère se déchirait entre deux moribonds inconnus; son mariage de raison trouvait sa vérité dans la maladie et le deuil. Moi, je profitais de la situation: à l'époque, les mères nourrissaient elles-mêmes et longtemps; sans la chance de cette double agonie, j'eusse été exposé aux difficultés d'un sevrage tardif. Malade, sevré par la force à neuf mois, la fièvre et l'abrutissement m'empêchèrent de sentir le dernier coup de ciseaux qui tranche les liens de la mère et de l'enfant; je plongeai dans un monde confus, peuplé d'hallucinations simples et de frustes idoles. A la mort de mon père, Anne-Marie et moi, nous nous réveillâmes d'un cauchemar commun; je guéris. Mais nous étions victimes d'un malentendu: elle retrouvait avec amour un fils qu'elle n'avait jamais quitté vraiment; je reprenais connaissance sur les genoux d'une étrangère.

Sans argent ni métier, Anne-Marie décida de retourner vivre chez ses parents. Mais l'insolent trépas de mon père avait désobligé les Schweitzer: il ressemblait trop à une répudiation. Pour n'avoir su ni le prévoir ni le prévenir, ma mère fut réputée coupable: elle avait pris, à l'étourdie, un mari qui n'avait pas fait d'usage. Pour la longue Ariane qui revint à Meudon, avec un enfant dans les bras, tout le monde fut parfait: mon grand-père avait demandé sa retraite, il reprit du service sans un mot de reproche; ma grand-mère, elle-même, eut le triomphe discret. Mais Anne-Marie, glacée de reconnaissance, devinait le blâme sous les bons procédés: les familles, bien sûr, préfèrent les veuves aux filles mères, mais c'est de justesse. Pour obtenir son pardon, elle se dépensa sans compter, tint la maison de ses parents, à Meudon puis à Paris, se fit gouvernante, infirmière, majordome, dame de compagnie, servante, sans pouvoir désarmer l'agacement muet de sa mère. Louise trouvait fastidieux de faire le menu tous les matins et les comptes tous les soirs mais elle supportait mal qu'on les fît à sa place; elle se laissait décharger de ses obligations en s'irritant de perdre ses prérogatives. Cette femme vieillissante et cynique n'avait qu'une illusion; elle se croyait indispensable. L'illusion s'évanouit: Louise se mit à jalouser sa fille. Pauvre Anne-Marie: passive, on l'eût accusée d'être une charge; active, on la soupçonnait de vouloir régenter la maison. Pour éviter le premier écueil, elle eut besoin de tout son courage, pour éviter le second, de toute son humilité. Il ne fallut pas longtemps pour que la jeune veuve redevînt mineure: une vierge avec tache. On ne lui refusait pas l'argent de poche: on oubliait de lui en donner; elle usa sa garde-robe jusqu'à la trame sans que mon grand-père s'avisât de la renouveler. A peine tolérait-on qu'elle sortît seule. Lorsque ses anciennes amies, mariées pour la plupart, l'invitaient à dîner, il fallait solliciter la permission longtemps à l'avance et promettre qu'on la ramènerait avant dix heures. Au milieu du repas, le maître de maison se levait de table pour la reconduire en voiture. Pendant ce temps, en chemise de nuit, mon grand-père arpentait sa chambre à coucher, montre en main. Sur le dernier coup de dix heures, il tonnait. Les invitations se firent plus rares et ma mère se dégoûta de plaisirs si coûteux.

La mort de Jean-Baptiste fut la grande affaire de ma vie: elle rendit ma mère à ses chaînes et me donna la liberté.

Il n'y a pas de bon père, c'est la règle; qu'on n'en tienne pas grief aux hommes mais au lien de paternité qui est pourri. Faire des enfants, rien de mieux; en avoir, quelle iniquité! Eût-il vécu, mon père se fût couché sur moi de tout son long et m'eût écrasé. Par chance, il est mort en bas âge; au milieu des Énées qui portent sur le dos leurs Anchises, je passe d'une rive à l'autre, seul et détestant ces géniteurs invisibles à cheval sur leurs fils pour toute la vie; j'ai laissé derrière moi un jeune mort qui n'eut pas le temps d'être mon père et qui pourrait être, aujourd'hui, mon fils. Fut-ce un mal ou un bien? Je ne sais; mais je souscris volontiers au verdict d'un éminent psychanalyste: je n'ai pas de Sur-moi.

Ce n'est pas tout de mourir: il faut mourir à temps. Plus tard, je me fusse senti coupable; un orphelin conscient se donne tort: offusqués par sa vue, ses parents se sont retirés dans leurs appartements du ciel. Moi, j'étais ravi: ma triste condition imposait le respect, fondait mon importance; je comptais mon deuil au nombre de mes vertus. Mon père avait eu la galanterie de mourir à ses torts: ma grand-mère répétait qu'il s'était dérobé à ses devoirs; mon grand-père, justement fier de la longévité Schweitzer, n'admettait pas qu'on disparût à trente ans; à la lumière de ce décès suspect, il en vint à douter que son gendre eût jamais existé et, pour finir, il l'oublia. Je n'eus même pas à l'oublier: en filant à l'anglaise, Jean-Baptiste m'avait refusé le plaisir de faire sa connaissance. Aujourd'hui encore, je m'étonne du peu que je sais sur lui. Il a aimé, pourtant, il a voulu vivre, il s'est vu mourir; cela suffit pour faire tout un homme. Mais de cet homme-là, personne, dans ma famille, n'a su me rendre curieux. Pendant plusieurs années, j'ai pu voir, au-dessus de mon lit, le portrait d'un petit officier aux yeux candides, au crâne rond et dégarni, avec de fortes moustaches: quand ma mère s'est remariée, le portrait a disparu. Plus tard, j'ai hérité de livres qui lui avaient appartenu: un ouvrage de Le Dantec sur l'avenir de la science, un autre de Weber, intitulé: Vers le positivisme par l'idéalisme absolu. Il avait de mauvaises lectures comme tous ses contemporains. Dans les marges, j'ai découvert des griffonnages indéchiffrables, signes morts d'une petite illumination qui fut vivante et dansante aux environs de ma naissance. J'ai vendu les livres: ce défunt me concernait si peu. Je le connais par ouï-dire, comme le Masque de Fer ou le chevalier d'Éon et ce que je sais de lui ne se rapporte jamais à moi: s'il m'a aimé, s'il m'a pris dans ses bras, s'il a tourné vers son fils ses yeux clairs, aujourd'hui mangés, personne n'en a gardé mémoire: ce sont des peines d'amour perdues. Ce père n'est pas même une ombre, pas même un regard: nous avons pesé quelque temps, lui et moi, sur la même terre, voilà tout. Plutôt que le fils d'un mort, on m'a fait entendre que j'étais l'enfant du miracle. De là vient, sans aucun doute, mon incroyable légèreté. Je ne suis pas un chef, ni n'aspire à le devenir.

Commander, obéir, c'est tout un. Le plus autoritaire commande au nom d'un autre, d'un parasite sacré – son père -, transmet les abstraites violences qu'il subit. De ma vie je n'ai donné d'ordre sans rire, sans faire rire; c'est que je ne suis pas rongé par le chancre du pouvoir: on ne m'a pas appris l'obéissance.