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Je protège une jeune comtesse contre le propre frère du Roi. Quelle boucherie! Mais ma mère a tourné la page; l'allégro fait place à un tendre adagio; j'achève le carnage en vitesse, je souris à ma protégée. Elle m'aime; c'est la musique qui le dit. Et moi, je l'aime aussi, peut-être: un cœur amoureux et lent s'installe en moi. Quand on aime, que fait-on? Je lui prenais le bras, je la promenais dans une prairie: cela ne pouvait suffire. Convoqués en hâte, les truands et les reîtres me tiraient d'embarras: ils se jetaient sur nous, cent contre un; j'en tuais quatre-vingt-dix, les dix autres enlevaient la comtesse.

C'est le moment d'entrer dans mes années sombres: la femme qui m'aime est captive, j'ai toutes les polices du royaume à mes trousses; hors-la-loi, traqué, misérable, il me reste ma conscience et mon épée. J'arpentais le bureau d'un air abattu, je m'emplissais de la tristesse passionnée de Chopin. Quelquefois, je feuilletais ma vie, je sautais deux ou trois ans pour m'assurer que tout finirait bien, qu'on me rendrait mes titres, mes terres, une fiancée presque intacte et que le Roi me demanderait pardon. Mais aussitôt, je bondissais en arrière, je retournais m'établir, deux ou trois ans plus tôt, dans le malheur. Ce moment me charmait: la fiction se confondait avec la vérité; vagabond désolé, à la poursuite de la justice, je ressemblais comme un frère à l'enfant désœuvré, embarrassé de lui-même, en quête d'une raison de vivre, qui rôdait en musique dans le bureau de son grand-père. Sans abandonner le rôle, je profitais de la ressemblance pour faire l'amalgame de nos destins: rassuré sur la victoire finale, je voyais dans mes tribulations le plus sûr chemin pour y parvenir; à travers mon abjection, j'apercevais la gloire future qui en était la véritable cause. La sonate de Schumann achevait de me convaincre: j'étais la créature qui désespère et le Dieu oui l'a sauvée depuis le commencement du monde. Quelle joie de pouvoir se désoler à blanc; j'avais le droit de bouder l'univers. Las de succès trop faciles, je goûtais les délices de la mélancolie, l'âcre plaisir du ressentiment. Objet des soins les plus tendres, gavé, sans désirs, je me précipitais dans un dénuement imaginaire: huit ans de félicité n'avaient abouti qu'à me donner le goût du martyre. Je substituai à mes juges ordinaires, tous prévenus en ma faveur, un tribunal rechigné, prêt à me condamner sans m'entendre: je lui arracherais l'acquittement, des félicitations, une récompense exemplaire. J'avais lu vingt fois, dans la passion, l'histoire de Grisélidis; pourtant je n'aimais pas souffrir et mes premiers désirs furent cruels: le défenseur de tant de princesses ne se gênait pas pour fesser en esprit sa petite voisine de palier. Ce qui me plaisait dans ce récit peu recommandable, c'était le sadisme de la victime et cette inflexible vertu qui finit par jeter à genoux le mari bourreau. C'est cela que je voulais pour moi: agenouiller les magistrats de force, les contraindre à me révérer pour les punir de leurs préventions. Mais je remettais chaque jour l'acquittement au lendemain; héros toujours futur, je languissais de désir pour une consécration que je repoussais sans cesse.

Cette double mélancolie, ressentie et jouée, je crois qu'elle traduisait ma déception: mes prouesses, mises bout à bout, n'étaient qu'un chapelet de hasards; quand ma mère avait plaqué les derniers accords de la Fantaisie-Impromptu, je retombais dans le temps sans mémoire des orphelins privés de père, des chevaliers errants privés d'orphelins; héros ou écolier, faisant et refaisant les mêmes dictées, les mêmes prouesses, je restais enfermé dans cette geôle: la répétition. Pourtant cela existait, l'avenir, le cinéma me l'avait révélé; je rêvais d'avoir un destin. Les bouderies de Crisélidis finirent par me lasser: j'avais beau repousser indéfiniment la minute historique de ma glorification, je n'en faisais pas un avenir véritable: ce n'était qu'un présent différé.

Ce fut vers ce moment – 1912 ou 1913 – que je lus Michel Strogoff. Je pleurai de joie: quelle vie exemplaire! Pour montrer sa valeur, cet officier n'avait pas besoin d'attendre le bon plaisir des brigands: un ordre d'en haut l'avait tiré de l'ombre, il vivait pour y obéir et mourait de son triomphe; car c'était une mort, cette gloire: tournée la dernière page du livre, Michel s'enfermait tout vif dans son petit cercueil doré sur tranches. Pas une inquiétude: il était justifié dès sa première apparition. Ni le moindre hasard: il est vrai qu'il se déplaçait continuellement mais de grands intérêts, son courage, la vigilance de l'ennemi, la nature du terrain, les moyens de communication, vingt autres facteurs, tous donnés d'avance, permettaient à chaque instant de marquer sa position sur la carte. Pas de répétitions: tout changeait, il fallait qu'il se changeât sans cesse; son avenir l'éclairait, il se guidait sur une étoile. Trois mois plus tard, je relus ce roman avec les mêmes transports; or je n'aimais pas Michel, je le trouvais trop sage: c'était son destin que je lui jalousais. J'adorais en lui, masqué, le chrétien qu'on m'avait empêché d'être. Le tsar de toutes les Russies, c'était Dieu le Père; suscité du néant par un décret singulier, Michel, chargé, comme toutes les créatures, d'une mission unique et capitale, traversait notre vallée de larmes, écartant les tentations et franchissant les obstacles, goûtait au martyre, bénéficiait d'un concours surnaturel [3], glorifiait son Créateur puis, au terme de sa tâche, entrait dans l'immortalité. Pour moi, ce livre fut du poison: il y avait donc des élus? Les plus hautes exigences leur traçaient la route? La sainteté me répugnait: en Michel Strogoff, elle me fascina parce qu'elle avait pris les dehors de l'héroïsme.

Pourtant je ne changeai rien à mes pantomimes et l'idée de mission resta en l'air, fantôme inconsistant qui n'arrivait pas à prendre corps et dont je ne pouvais me défaire. Bien entendu, mes comparses, les rois de France, étaient à mes ordres et n'attendaient qu'un signe pour me donner les leurs. Je ne leur en demandai point. Si l'on risque sa vie par obéissance, que devient la générosité? Marcel Dunot, boxeur aux poings de fer, me surprenait chaque semaine en faisant, gracieusement, plus que son devoir; aveugle, couvert de plaies glorieuses, c'est à peine si Michel Strogoff pouvait dire qu'il avait fait le sien. J'admirais sa vaillance, je réprouvais son humilité: ce brave n'avait que le ciel au-dessus de sa tête; pourquoi la courbait-il devant le tsar quand c'était au tsar de lui baiser les pieds? Mais, à moins de s'abaisser, d'où pourrait-on tirer le mandat de vivre? Cette contradiction me fit tomber dans un profond embarras. J'essayai quelquefois de détourner la difficulté: enfant inconnu j'entendais parler d'une mission dangereuse; j'allais me jeter aux pieds du roi, je le suppliais de me la confier. Il refusait: j'étais trop jeune, l'affaire était trop grave. Je me relevais, je provoquais en duel et je battais promptement tous ses capitaines. Le souverain se rendait à l'évidence: «Va donc, puisque tu le veux!» Mais je n'étais pas dupe de mon stratagème et je me rendais bien compte que je m'étais imposé. Et puis, tous ces magots me dégoûtaient: j'étais sans-culotte et régicide, mon grand-père m'avait prévenu contre les tyrans, qu'ils s'appelassent Louis XVI ou Badinguet. Surtout, je lisais tous les jours dans Le Matin, le feuilleton de Michel Zévaco: cet auteur de génie, sous l'influence de Hugo, avait inventé le roman de cape et d'épée républicain. Ses héros représentaient le peuple; ils faisaient et défaisaient les empires, prédisaient dès le xive siècle la Révolution française, protégeaient par bonté d'âme des rois enfants ou des rois fous contre leurs ministres, souffletaient les rois méchants. Le plus grand de tous, Pardaillan, c'était mon maître: cent fois, pour l'imiter, superbement campé sur mes jambes de coq, j'ai giflé Henri III et Louis XIII. Allais-je me mettre à leurs ordres, après cela? En un mot, je ne pouvais ni tirer de moi le mandat impératif qui aurait justifié ma présence sur cette terre ni reconnaître à personne le droit de me le délivrer. Je repris mes chevauchées, nonchalamment, je languis dans la mêlée; massacreur distrait, martyr indolent, je restai Grisélidis, faute d'un tsar, d'un Dieu ou tout simplement d'un père.

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[3] Sauvé par le miracle d'une larme.