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Je menais deux vies, toutes deux mensongères: publiquement, j'étais un imposteur: le fameux petit-fils du célèbre Charles Schweitzer; seul, je m'enlisais dans une bouderie imaginaire. Je corrigeais ma fausse gloire par un faux incognito. Je n'avais aucune peine à passer de l'un à l'autre rôle: à l'instant où j'allais pousser ma botte secrète, la clé tournait dans la serrure, les mains de ma mère, soudain paralysées, s'immobilisaient sur les touches, je reposais la règle dans la bibliothèque et j'allais me jeter dans les bras de mon grand-père, j'avançais son fauteuil, je lui apportais ses chaussons fourrés et je l'interrogeais sur sa journée, en appelant ses élèves par leur nom. Quelle que fût la profondeur de mon rêve, jamais je ne fus en danger de m'y perdre. Pourtant j'étais menacé: ma vérité risquait fort de rester jusqu'au bout l'alternance de mes mensonges.

Il y avait une autre vérité. Sur les terrasses du Luxembourg, des enfants jouaient, je m'approchais d'eux, ils me frôlaient sans me voir, je les regardais avec des yeux de pauvre: comme ils étaient forts et rapides! comme ils étaient beaux! Devant ces héros de chair et d'os, je perdais mon intelligence prodigieuse, mon savoir universel, ma musculature athlétique, mon adresse spadassine; je m'accotais à un arbre, j'attendais. Sur un mot du chef de la bande, brutalement jeté: «Avance, Pardaillan, c'est toi qui feras le prisonnier», j'aurais abandonné mes privilèges. Même un rôle muet m'eût comblé; j'aurais accepté dans l'enthousiasme de faire un blessé sur une civière, un mort. L'occasion ne m'en fut pas donnée: j'avais rencontré mes vrais juges, mes contemporains, mes pairs, et leur indifférence me condamnait. Je n'en revenais pas de me découvrir par eux: ni merveille ni méduse, un gringalet qui n'intéressait personne. Ma mère cachait mal son indignation: cette grande et belle femme s'arrangeait fort bien de ma courte taille, elle n'y voyait rien que de natureclass="underline" les Schweitzer sont grands et les Sartre petits, je tenais de mon père, voilà tout. Elle aimait que je fusse, à huit ans, resté portatif et d'un maniement aisé: mon format réduit passait à ses yeux pour un premier âge prolongé. Mais, voyant que nul ne m'invitait à jouer, elle poussait l'amour jusqu'à deviner que je risquais de me prendre pour un nain – ce que je ne suis pas tout à fait – et d'en souffrir. Pour me sauver du désespoir elle feignait l'impatience: «Qu'est-ce que tu attends, gros benêt? Demande-leur s'ils veulent jouer avec toi.» Je secouais la tête: j'aurais accepté les besognes les plus basses» je mettais mon orgueil à ne pas les solliciter. Elle désignait des dames qui tricotaient sur des fauteuils de fer: «Veux-tu que je parle à leurs mamans?» Je la suppliais de n'en rien faire; elle prenait ma main, nous repartions, nous allions d'arbre en arbre et de groupe en groupe, toujours implorants, toujours exclus. Au crépuscule, je retrouvais mon perchoir, les hauts lieux où soufflait l'esprit, mes songes: je me vengeais de mes déconvenues par six mots d'enfant et le massacre de cent reîtres. N'importe: ça ne tournait pas rond.

Je fus sauvé par mon grand-père: il me jeta sans le vouloir dans une imposture nouvelle qui changea ma vie.

II Écrire

Charles Schweitzer ne s'était jamais pris pour un écrivain mais la langue française l'émerveillait encore, à soixante-dix ans, parce qu'il l'avait apprise difficilement et qu'elle ne lui appartenait pas tout à fait: il jouait avec elle, se plaisait aux mots, aimait à les prononcer et son impitoyable diction ne faisait pas grâce d'une syllabe; quand il avait le temps, sa plume les assortissait en bouquets. Il illustrait volontiers les événements de notre famille et de l'Université par des œuvres de circonstance: vœux de nouvel an, d'anniversaire, compliments aux repas de mariage, discours en vers pour la Saint-Charlemagne, saynètes, charades, bouts-rimés, banalités affables; dans les congrès, il improvisait des quatrains, en allemand et en français.

Au début de l'été nous partions pour Arcachon, les deux femmes et moi, avant que mon grand-père eût terminé ses cours. Il nous écrivait trois fois la semaine: deux pages pour Louise, un post-scriptum pour Anne-Marie, pour moi toute une lettre en vers. Pour me faire mieux goûter mon bonheur ma mère apprit et m'enseigna les règles de la prosodie. Quelqu'un me surprit à gribouiller une réponse versifiée, on me pressa de l'achever, on m'y aida. Quand les deux femmes envoyèrent la lettre, elles rirent aux larmes en pensant à la stupeur du destinataire. Par retour du courrier je reçus un poème à ma gloire; j'y répondis par un poème. L'habitude était prise, le grand-père et son petit-fils s'étaient unis par un lien nouveau; ils se parlaient, comme les Indiens, comme les maquereaux de Montmartre, dans une langue interdite aux femmes. On m'offrit un dictionnaire de rimes, je me fis versificateur: j'écrivais des madrigaux pour Vévé, une petite fille blonde qui ne quittait pas sa chaise longue et qui devait mourir quelques années plus tard. La petite fille s'en foutait: c'était un ange; mais l'admiration d'un large public me consolait de cette indifférence. J'ai retrouvé quelques-uns de ces poèmes. Tous les enfants ont du génie, sauf Minou Drouet, a dit Cocteau en 1955. En 1912, ils en avaient tous sauf moi: j'écrivais par singerie, par cérémonie, pour faire la grande personne: j'écrivais surtout parce que j'étais le petit-fils de Charles Schweitzer. On me donna les fables de La Fontaine; elles me déplurent: l'auteur en prenait à son aise; je décidai de les récrire en alexandrins. L'entreprise dépassait mes forces et je crus remarquer qu'elle faisait sourire: ce fut ma dernière expérience poétique. Mais j'étais lancé: je passai des vers à la prose et n'eus pas la moindre peine à réinventer par écrit les aventures passionnantes que je lisais dans Cri-Cri. Il était temps: j'allais découvrir l'inanité de mes songes. Au cours de mes chevauchées fantastiques, c'était la réalité que je voulais atteindre. Quand ma mère me demandait, sans détourner les yeux de sa partition: «Poulou, qu'est-ce que tu fais?» il m'arrivait parfois de rompre mon vœu de silence et de lui répondre: «Je fais du cinéma.» En effet, j'essayais d'arracher les images de ma tête et de les réaliser hors de moi, entre de vrais meubles et de vrais murs, éclatantes et visibles autant que celles qui ruisselaient sur les écrans. Vainement; je ne pouvais plus ignorer ma double imposture: je feignais d'être un acteur feignant d'être un héros.

A peine eus-je commencé d'écrire, je posai ma plume pour jubiler. L'imposture était la même mais j'ai dit que je tenais les mots pour la quintessence des choses. Rien ne me troublait plus que de voir mes pattes de mouche échanger peu à peu leur luisance de feux follets contre la terne consistance de la matière: c'était la réalisation de l'imaginaire. Pris au piège de la nomination, un lion, un capitaine du Second Empire, un Bédouin s'introduisaient dans la salle à manger; ils y demeureraient à jamais captifs, incorporés par les signes; je crus avoir ancré mes rêves dans le monde par les grattements d'un bec d'acier. Je me fis donner un cahier, une bouteille d'encre violette, j'inscrivis sur la couverture: «Cahier de romans.» Le premier que je menai à bout, je l'intitulai: «Pour un papillon.» Un savant, sa fille, un jeune explorateur athlétique remontaient le cours de l'Amazone en quête d'un papillon précieux. L'argument, les personnages, le détail des aventures, le titre même, j'avais tout emprunté à un récit en images paru le trimestre précédent. Ce plagiat délibéré me délivrait de mes dernières inquiétudes: tout était forcément vrai puisque je n'inventais rien. Je n'ambitionnais pas d'être publié mais je m'étais arrangé pour qu'on m'eût imprimé d'avance et je ne traçais pas une ligne que mon modèle ne cautionnât. Me tenais-je pour un copiste? Non. Mais pour un auteur originaclass="underline" je retouchais, je rajeunissais; par exemple, j'avais pris soin de changer les noms des personnages. Ces légères altérations m'autorisaient à confondre la mémoire et l'imagination. Neuves et tout écrites, des phrases se reformaient dans ma tête avec l'implacable sûreté qu'on prête à l'inspiration. Je les transcrivais, elles prenaient sous mes yeux la densité des choses. Si l'auteur inspiré, comme on croit communément, est autre que soi au plus profond de soi-même, j'ai connu l'inspiration entre sept et huit ans.