Je ne fus jamais tout à fait dupe de cette «écriture automatique». Mais le jeu me plaisait aussi pour lui-même: fils unique, je pouvais y jouer seul. Par moments, j'arrêtais ma main, je feignais d'hésiter pour me sentir, front sourcilleux, regard halluciné, un écrivain. J'adorais le plagiat, d'ailleurs, par snobisme et je le poussais délibérément à l'extrême comme on va voir.
Boussenard et Jules Verne ne perdent pas une occasion d'instruire: aux instants les plus critiques, ils coupent le fil du récit pour se lancer dans la description d'une plante vénéneuse, d'un habitat indigène. Lecteur, je sautais ces passages didactiques; auteur, j'en bourrai mes romans; je prétendis enseigner à mes contemporains tout ce que j'ignorais: les mœurs des Fuégiens, la flore africaine, le climat du désert. Séparés par un coup du sort puis embarqués sans le savoir sur le même navire et victimes du même naufrage, le collectionneur de papillons et sa fille s'accrochaient à la même bouée, levaient la tête, chacun jetait un cri: «Daisy!», «Papa!». Hélas un squale rôdait en quête de chair fraîche, il s'approchait, son ventre brillait entre les vagues. Les malheureux échapperaient-ils à la mort? J'allais chercher le tome «Pr-Z» du Grand Larousse, je le portais péniblement jusqu'à mon pupitre, l'ouvrais à la bonne page et copiais mot pour mot en passant à la ligne: «Les requins sont communs dans l'Atlantique tropical. Ces grands poissons de mer très voraces atteignent jusqu'à treize mètres de long et pèsent jusqu'à huit tonnes…» Je prenais tout mon temps pour transcrire l'article: je me sentais délicieusement ennuyeux, aussi distingué que Boussenard et, n'ayant pas encore trouvé le moyen de sauver mes héros, je mijotais dans des transes exquises.
Tout destinait cette activité nouvelle à n'être qu'une singerie de plus. Ma mère me prodiguait les encouragements, elle introduisait les visiteurs dans la salle à manger pour qu'ils surprissent le jeune créateur à son pupitre d'écolier; je feignais d'être trop absorbé pour sentir la présence de mes admirateurs; ils se retiraient sur la pointe des pieds en murmurant que j'étais trop mignon, que c'était trop charmant. Mon oncle Émile me fit cadeau d'une petite machine à écrire dont je ne me servis pas, Mme Picard m'acheta une mappemonde pour que je pusse fixer sans risque d'erreur l'itinéraire de mes globe-trotters. Anne-Marie recopia mon second roman Le Marchand de bananes sur du papier glacé, on le fit circuler. Mamie elle-même m'encourageait: «Au moins, disait-elle, il est sage, il ne fait pas de bruit.» Par bonheur la consécration fut différée par le mécontentement de mon grand-père.
Karl n'avait jamais admis ce qu'il appelait mes «mauvaises lectures». Quand ma mère lui annonça que j'avais commencé d'écrire, il fut d'abord enchanté, espérant, je suppose, une chronique de notre famille avec des observations piquantes et d'adorables naïvetés. Il prit mon cahier, le feuilleta, fit la moue et quitta la salle à manger, outré de retrouver sous ma plume les «bêtises» de mes journaux favoris. Par la suite, il se désintéressa de mon œuvre. Mortifiée, ma mère essaya plusieurs fois de lui faire lire par surprise Le Marchand de bananes. Elle attendait qu'il eût mis ses chaussons et qu'il se fût assis dans son fauteuil; pendant qu'il se reposait en silence, l'œil fixe et dur, les mains sur les genoux, elle s'emparait de mon manuscrit, le feuilletait distraitement puis, soudain captivée, se mettait à rire toute seule. Pour finir, dans un irrésistible emportement, elle le tendait à mon grand-père: «Lis donc, papa! C'est trop drôle.» Mais il écartait le cahier de la main ou bien, s'il y donnait un coup d'œil, c'était pour relever avec humeur mes fautes d'orthographe. A la longue ma mère fut intimidée: n'osant plus me féliciter et craignant de me faire de la peine, elle cessa de lire mes écrits pour n'avoir plus à m'en parler.
A peine tolérées, passées sous silence, mes activités littéraires tombèrent dans une semi-clandestinité; je les poursuivais, néanmoins, avec assiduité: aux heures de récréation, le jeudi et le dimanche, aux vacances et, quand j'avais la chance d'être malade, dans mon lit; je me rappelle des convalescences heureuses, un cahier noir à tranche rouge que je prenais et quittais comme une tapisserie. Je fis moins de cinéma: mes romans me tenaient lieu de tout. Bref, j'écrivis pour mon plaisir.
Mes intrigues se compliquèrent, j'y fis entrer les épisodes les plus divers, je déversai toutes mes lectures, les bonnes et les mauvaises, pêle-mêle, dans ces fourre-tout. Les récits en souffrirent; ce fut un gain, pourtant: il fallut inventer des raccords, et, du coup, je devins un peu moins plagiaire. Et puis, je me dédoublai. L'année précédente, quand je «faisais du cinéma», je jouais mon propre rôle, je me jetais à corps perdu dans l'imaginaire et j'ai pensé plus d'une fois m'y engouffrer tout entier. Auteur, le héros c'était encore moi, je projetais en lui mes rêves épiques. Nous étions deux, pourtant: il ne portait pas mon nom et je ne parlais de lui qu'à la troisième personne. Au lieu de lui prêter mes gestes, je lui façonnais par des mots un corps que je prétendis voir. Cette «distanciation» soudaine aurait pu m'effrayer: elle me charma; je me réjouis d'être lui sans qu'il fût tout à fait moi. C'était ma poupée, je le pliais à mes caprices, je pouvais le mettre à l'épreuve, lui percer le flanc d'un coup de lance et puis le soigner comme me soignait ma mère, le guérir comme elle me guérissait. Mes auteurs favoris, par un reste de vergogne, s'arrêtaient à mi-chemin du sublime: même chez Zévaco, jamais preux ne défit plus de vingt truands à la fois. Je voulus radicaliser le roman d'aventures, je jetai par-dessus bord la vraisemblance, je décuplai les ennemis, les dangers: pour sauver son futur beau-père et sa fiancée, le jeune explorateur de Pour un papillon lutta trois jours et trois nuits contre les requins; à la fin la mer était rouge; le même, blessé, s'évada d'un ranch assiégé par les Apaches, traversa le désert en tenant ses tripes dans ses mains, et refusa qu'on le recousît avant qu'il eût parlé au général. Un peu plus tard, sous le nom de Gœtz von Berlichingen, le même encore mit en déroute une armée. Un contre tous: c'était ma règle; qu'on cherche la source de cette rêverie morne et grandiose dans l'individualisme bourgeois et puritain de mon entourage.
Héros, je luttais contre les tyrannies; démiurge, je me fis tyran moi-même, je connus toutes les tentations du pouvoir. J'étais inoffensif, je devins méchant. Qu'est-ce qui m'empêchait de crever les yeux de Daisy? Mort de peur, je me répondais: rien. Et je les lui crevais comme j'aurais arraché les ailes d'une mouche. J'écrivais, le cœur battant: «Daisy passa la main sur ses yeux: elle était devenue aveugle» et je restais saisi, la plume en l'air: j'avais produit dans l'absolu un petit événement qui me compromettait délicieusement. Je n'étais pas vraiment sadique: ma joie perverse se changeait tout de suite en panique, j'annulais tous mes décrets, je les surchargeais de ratures pour les rendre indéchiffrables: la jeune fille recouvrait la vue ou plutôt elle ne l'avait jamais perdue. Mais le souvenir de mes caprices me tourmentait longtemps: je me donnais de sérieuses inquiétudes.