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Il ne croyait pas un mot de ce qu'il disait, mais quoi? Le mal était fait; à me heurter de front on risquait de l'aggraver: je m'opiniâtrerais peut-être. Karl proclama ma vocation pour garder une chance de m'en détourner. C'était le contraire d'un cynique mais il vieillissait: ses enthousiasmes le fatiguaient; au fond de sa pensée, dans un froid désert peu visité, je suis sûr qu'on savait à quoi s'en tenir sur moi, sur la famille, sur lui. Un jour que je lisais, couché entre ses pieds, au milieu de ces interminables silences pétrifiés qu'il nous imposait, use idée le traversa, qui lui fit oublier ma présence; il regarda ma mère avec reproche: «Et s'il se mettait en tête de vivre de sa plume?» Mon grand-père appréciait Verlaine dont il possédait un choix de poèmes. Mais il croyait l'avoir vu, en 1894, entrer «saoul comme un cochon» dans un mastroquet de la rue Saint-Jacques: cette rencontre l'avait ancré dans le mépris des écrivains professionnels, thaumaturges dérisoires qui demandent un louis d'or pour faire voir la lune et finissent par montrer, pour cent sous, leur derrière. Ma mère prit l'air effrayé mais ne répondit pas: elle savait que Chartes avait d'autres vues sur moi. Dans la plupart des lycées, les chaires de langue allemande étaient occupées par des Alsaciens qui avaient opté pour la France et dont on avait voulu récompenser le patriotisme: pris entre deux nations, entre deux langages, ils avaient fait des éludes irrégulières et leur culture avait des trous; ils en souffraient; ils se plaignaient aussi que l'hostilité de leurs collègues les tînt à l'écart de la communauté enseignante. Je serais leur vengeur, je vengerais mon grand-père: petit-fils d'Alsacien, j'étais en même temps Français de France; Karl me ferait acquérir un savoir universel, je prendrais la voie royale: en ma personne l'Alsace martyre entrerait à l'École normale supérieure, passerait brillamment le concours d'agrégation, deviendrait ce prince: un professeur de lettres. Un soir, il annonça qu'il voulait me parler d'homme à homme, les femmes se retirèrent, il me prit sur ses genoux et m'entretint gravement. J'écrirais, c'était une affaire entendue; je devais le connaître assez pour ne pas redouter qu'il contrariât mes désirs. Mais il fallait regarder les choses en face, avec lucidité: la littérature ne nourrissait pas. Savais-je que des écrivains fameux étaient morts de faim? Que d'autres, pour manger, s'étaient vendus? Si je voulais garder mon indépendance, il convenait de choisir un second métier. Le professorat laissait des loisirs; les préoccupations des universitaires rejoignent celles des littérateurs: je passerais constamment d'un sacerdoce à l'autre; je vivrais dans le commerce des grands auteurs; d'un même mouvement, je révélerais leurs ouvrages à mes élèves et j'y puiserais mon inspiration. Je me distrairais de ma solitude provinciale en composant des poèmes, une traduction d'Horace en vers blancs, je donnerais aux journaux locaux de courts billets littéraires, à la Revue pédagogique un essai brillant sur l'enseignement du grec, un autre sur la psychologie des adolescents; à ma mort on trouverait des inédits dans mes tiroirs, une méditation sur la mer, une comédie en un acte, quelques pages érudites et sensibles sur les monuments d'Aurillac, de quoi faire une plaquette qui serait publiée par les soins de mes anciens élèves.

Depuis quelque temps, quand mon grand-père s'extasiait sur mes vertus, je restais de glace; la voix qui tremblait d'amour en m'appelant «cadeau du Ciel», je feignais encore de l'écouter mais j'avais fini par ne plus l'entendre. Pourquoi lui ai-je prêté l'oreille ce jour-là, au moment qu'elle mentait le plus délibérément? Par quel malentendu lui ai-je fait dire le contraire de ce qu'elle prétendait m'apprendre? C'est qu'elle avait changé: asséchée, durcie, je la pris pour celle de l'absent qui m'avait donné le jour. Charles avait deux visages: quand il jouait au grand-père, je le tenais pour un bouffon de mon espèce et ne le respectais pas. Mais s'il parlait à M. Simonnot, à ses fils, s'il se faisait servir par ses femmes à table, en désignant du doigt, sans un mot, l'huilier ou la corbeille à pain, j'admirais son autorité. Le coup de l'index, surtout, m'en imposait: il prenait soin de ne pas le tendre, de le promener vaguement dans les airs, à demi ployé, pour que la désignation demeurât imprécise et que ses deux servantes eussent à deviner ses ordres; parfois, exaspérée, ma grand-mère se trompait et lui offrait le compotier quand il demandait à boire: je blâmais ma grand-mère, je m'inclinais devant ces désirs royaux qui voulaient être prévenus plus encore que comblés. Si Charles se fût écrié de loin, en ouvrant les bras: «Voici le nouvel Hugo, voici Shakespeare en herbe!», je serais aujourd'hui dessinateur industriel ou professeur de lettres. Il s'en garda bien: pour la première fois j'eus affaire au patriarche; il semblait morose et d'autant plus vénérable qu'il avait oublié de m'adorer. C'était Moïse dictant la loi nouvelle. Ma loi. Il n'avait mentionné ma vocation que pour en souligner les désavantages: j'en conclus qu'il la tenait pour acquise. M'eût-il prédit que je tremperais mon papier de mes larmes ou que je me roulerais sur le tapis, ma modération bourgeoise se fût effarouchée. Il me convainquit de ma vocation en me faisant comprendre que ces fastueux désordres ne m'étaient pas réservés: pour traiter d'Aurillac ou de la pédagogie, point n'était besoin de fièvre, hélas, ni de tumulte; les immortels sanglots du xxe siècle, d'autres se chargeraient de les pousser. Je me résignai à n'être jamais tempête ni foudre, à briller dans la littérature par des qualités domestiques, par ma gentillesse et mon application. Le métier d'écrire m'apparut comme une activité de grande personne, si lourdement sérieuse, si futile et, dans le fond, si dépourvue d'intérêt que je ne doutai pas un instant qu'elle me fût réservée; je me dis à la fois: «ce n'est que ça» et «je suis doué». Comme tous les songe-creux, je confondis le désenchantement avec la vérité.

Karl m'avait retourné comme une peau de lapin: j'avais cru n'écrire que pour fixer mes rêves quand je ne rêvais, à l'en croire, que pour exercer ma plume: mes angoisses, mes passions imaginaires n'étaient que les ruses de mon talent, elles n'avaient d'autre office que de me ramener chaque jour à mon pupitre et de me fournir les thèmes de narration qui convenaient à mon âge en attendant les grandes dictées de l'expérience et la maturité. Je perdis mes illusions fabuleuses: «Ah! disait mon grand-père, ce n'est pas tout que d'avoir des yeux, il faut apprendre à s'en servir. Sais-tu ce que faisait Flaubert quand Maupassant était petit? Il l'installait devant un arbre et lui donnait deux heures pour le décrire.» J'appris donc à voir. Chantre prédestiné des édifices aurillaciens, je regardais avec mélancolie ces autres monuments: le sous-main, le piano, la pendule qui seraient eux aussi – pourquoi pas? – immortalisés par mes pensums futurs. J'observai. C'était un jeu funèbre et décevant: il fallait se planter devant le fauteuil en velours frappé et l'inspecter. Qu'y avait-il à dire? Eh bien, qu'il était recouvert d'une étoffe verte et râpeuse, qu'il avait deux bras, quatre pieds, un dossier surmonté de deux petites pommes de pin en bois. C'était tout pour l'instant mais j'y reviendrais, je ferais mieux la prochaine fois, je finirais par le connaître sur le bout du doigt; plus tard, je le décrirais, les lecteurs diraient: «Comme c'est bien observé, comme c'est vu, comme c'est ça! Voilà des traits qu'on n'invente pas!» Peignant de vrais objets avec de vrais mots tracés par une vraie plume, ce serait bien le diable si je ne devenais pas vrai moi aussi. Bref je savais, une fois pour toutes, ce qu'il fallait répondre aux contrôleurs qui me demanderaient mon billet.