Je n'écrivais plus: les déclarations de Mme Picard avaient donné aux soliloques de ma plume une telle importance que je n'osais plus les poursuivre. Quand je voulus reprendre mon roman, sauver au moins le jeune couple que j'avais laissé sans provisions ni casque colonial au beau milieu du Sahara, je connus les affres de l'impuissance. A peine assis, ma tête s'emplissait de brouillard, je mordillais mes ongles en grimaçant: j'avais perdu l'innocence. Je me relevais, je rôdais dans l'appartement avec une âme d'incendiaire; hélas, je n'y mis jamais le feu: docile par condition, par goût, par coutume, je ne suis venu, plus tard, à la rébellion que pour avoir poussé la soumission à l'extrême. On m'acheta un «cahier de devoirs», recouvert de toile noire avec des tranches rouges: aucun signe extérieur ne le distinguait de mon «cahier de romans»: à peine l'eus-je regardé, mes devoirs scolaires et mes obligations personnelles fusionnèrent, j'identifiai l'auteur à l'élève, l'élève au futur professeur, c'était tout un d'écrire et d'enseigner la grammaire; ma plume, socialisée, me tomba de la main et je restai plusieurs mois sans la ressaisir. Mon grand-père souriait dans sa barbe quand je tramais ma maussaderie dans son bureau: il se disait sans doute que sa politique portait ses premiers fruits.
Elle échoua parce que j'avais la tête épique. Mon épée brisée, rejeté dans la roture, je fis souvent, la nuit, ce rêve anxieux: j'étais au Luxembourg, près du bassin, face au Sénat; il fallait protéger contre un danger inconnu une petite fille blonde qui ressemblait à Vévé, morte un an plus tôt. La petite, calme et confiante, levait vers moi ses yeux graves; souvent, elle tenait un cerceau. C'était moi qui avais peur: je craignais de l'abandonner à des forces invisibles. Combien je l'aimais pourtant, de quel amour désolé! Je l'aime toujours; je l'ai cherchée, perdue, retrouvée, tenue dans mes bras, reperdue: c'est l'Épopée. A huit ans, au moment de me résigner, j'eus un violent sursaut; pour sauver cette petite morte, je me lançai dans une opération simple et démente qui dévia le cours de ma vie: je refilai à l'écrivain les pouvoirs sacrés du héros.
A l'origine il y eut une découverte ou plutôt une réminiscence – car j'en avais eu deux ans plus tôt le pressentiment: les grands auteurs s'apparentent aux chevaliers errants en ceci que les uns et les autres suscitent des marques passionnées de gratitude. Pour Pardaillan, la preuve n'était plus à faire: les larmes d'orphelines reconnaissantes avaient raviné le dos de sa main. Mais, à croire le Grand Larousse et les notices nécrologiques que je lisais dans les journaux, l'écrivain n'était pas moins favorisé: pour peu qu'il vécût longtemps, il finissait invariablement par recevoir une lettre d'un inconnu qui le remerciait; à dater de cette minute, les remerciements ne s'arrêtaient plus, s'entassaient sur son bureau, encombraient son appartement; des étrangers traversaient les mers pour le saluer; ses compatriotes, après sa mort, se cotisaient pour lui élever un monument; dans sa ville natale et parfois dans la capitale de son pays, des rues portaient son nom. En elles-mêmes, ces gratulations ne m'intéressaient pas: elles me rappelaient trop la comédie familiale. Une gravure, pourtant, me bouleversa: le célèbre romancier Dickens va débarquer dans quelques heures à New York, on aperçoit au loin le bateau qui le transporte; la foule s'est massée sur le quai pour l'accueillir, elle ouvre toutes ses bouches et brandit mille casquettes, si dense que les enfants étouffent, solitaire, pourtant, orpheline et veuve, dépeuplée par la seule absence de l'homme qu'elle attend. Je murmurai: «Il y a quelqu'un qui manque ici: c'est Dickens!» et les larmes me vinrent aux yeux. Pourtant j'écartai ces effets, j'allai droit à leur cause: pour être si follement acclamés, il fallait, me dis-je, que les hommes de lettres affrontassent les pires dangers et rendissent à l'humanité les services les plus éminents. Une fois dans ma vie j'avais assisté à un pareil déchaînement d'enthousiasme: les chapeaux volaient, hommes et femmes criaient: bravo, hurrah; c'était le 14 juillet, les Turcos défilaient. Ce souvenir acheva de me convaincre: en dépit de leurs tares physiques, de leur afféterie, de leur apparente féminité, mes confrères étaient des manières de soldats, ils risquaient leur vie en francs-tireurs dans de mystérieux combats, on applaudissait, plus encore que le talent, leur courage militaire. C'est donc vrai! me dis-je. On a besoin d'eux! A Paris, à New York, à Moscou, on les attend, dans l'angoisse ou dans l'extase, avant qu'ils aient publié leur premier livre, avant qu'ils aient commencé d'écrire, avant même qu'ils soient nés.
Mais alors… moi? Moi qui avais mission d'écrire? Eh bien l'on m'attendait. Je transformai Corneille en Pardaillan: il conserva ses jambes torses, sa poitrine étroite et sa face de carême mais je lui ôtai son avarice et son appétit du gain; je confondis délibérément l'art d'écrire et la générosité. Après quoi ce fut un jeu de me changer en Corneille et de me donner ce mandat: protéger l'espèce. Ma nouvelle imposture me préparait un drôle d'avenir; sur l'instant j'y gagnai tout. Mal né, j'ai dit mes efforts pour renaître: mille fois les supplications de l'innocence en péril m'avaient suscité. Mais c'était pour rire: faux chevalier, je faisais de fausses prouesses dont l'inconsistance avait fini par me dégoûter. Or voici qu'on me rendait mes rêves et qu'ils se réalisaient. Car elle était réelle, ma vocation, je ne pouvais en douter puisque le grand prêtre s'en portait garant. Enfant imaginaire, je devenais un vrai paladin dont les exploits seraient de vrais livres. J'étais requis! On attendait mon œuvre dont le premier tome, malgré mon zèle, ne paraîtrait pas avant 1935. Aux environs de 1930 les gens commenceraient à s'impatienter, ils se diraient entre eux: «Il prend son temps, celui-là! Voici vingt-cinq ans qu'on le nourrit à ne rien faire! Allons-nous crever sans l'avoir lu?» Je leur répondais, avec ma voix de 1913: «Hé, laissez-moi le temps de travailler!» Mais gentiment: je voyais bien qu'ils avaient – Dieu seul savait pourquoi – besoin de mes secours et que ce besoin m'avait engendré, moi, l'unique moyen de le combler. Je m'appliquais à surprendre, au fond de moi-même, cette universelle attente, ma source vive et ma raison d'être; je me croyais quelquefois sur le point d'y réussir et puis, au bout d'un moment, je laissais tout aller. N'importe: ces fausses illuminations me suffisaient. Rassuré, je regardais au-dehors: peut-être en certains lieux manquais-je déjà. Mais non: c'était trop tôt. Bel objet d'un désir qui s'ignorait encore, j'acceptais joyeusement de garder pour quelque temps l'incognito. Quelquefois ma grand-mère m'emmenait à son cabinet de lecture et je voyais avec amusement de longues dames pensives, insatisfaites, glisser d'un mur à l'autre en quête de l'auteur qui les rassasierait: il restait introuvable puisque c'était moi, ce môme dans leurs jupes, qu'elles ne regardaient même pas.
Je riais de malice, je pleurais d'attendrissement: j'avais passé ma courte vie à m'inventer des goûts et des partis pris qui se diluaient aussitôt. Or voici qu'on m'avait sondé et que la sonde avait rencontré le roc; j'étais écrivain comme Charles Schweitzer était grand-père: de naissance et pour toujours. Il arrivait cependant qu'une inquiétude perçât sous l'enthousiasme: le talent que je croyais cautionné par Karl, je refusais d'y voir un accident et je m'étais arrangé pour en faire un mandat, mais, faute d'encouragements et d'une réquisition véritable, je ne pouvais oublier que je me le donnais moi-même. Surgi d'un monde antédiluvien, à l'instant que j'échappais à la Nature pour devenir enfin moi, cet Autre que je prétendais être aux yeux des autres, je regardais en face mon Destin et je le reconnaissais: ce n'était que ma liberté, dressée devant moi par mes soins comme un pouvoir étranger. Bref, je n'arrivais pas à me pigeonner tout à fait. Ni tout à fait à me désabuser. J'oscillais. Mes hésitations ressuscitèrent un vieux problème: comment joindre les certitudes de Michel Strogoff à la générosité de Pardaillan? Chevalier, je n'avais jamais pris les ordres du roi; fallait-il accepter d'être auteur par commandement? Le malaise ne durait jamais bien longtemps; j'étais la proie de deux mystiques opposées mais je m'accommodais fort bien de leurs contradictions. Cela m'arrangeait, même, d'être à la fois cadeau du Ciel et fils de mes œuvres. Les jours de bonne humeur, tout venait de moi, je m'étais tiré du néant par mes propres forces pour apporter aux hommes les lectures qu'ils souhaitaient: enfant soumis, j'obéirais jusqu'à la mort mais à moi. Aux heures désolées, quand je sentais l'écœurante fadeur de ma disponibilité, je ne pouvais me calmer qu'en forçant sur la prédestination: je convoquais l'espèce et lui refilais la responsabilité de ma vie; je n'étais que le produit d'une exigence collective. La plupart du temps, je ménageais la paix de mon cœur en prenant soin de ne jamais tout à fait exclure ni la liberté qui exalte ni la nécessité qui justifie.