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Pardaillan et Strogoff pouvaient faire bon ménage: le danger était ailleurs et l'on me rendit témoin d'une confrontation déplaisante qui m'obligea par la suite à prendre des précautions. Le grand responsable est Zévaco dont je ne me méfiais pas; voulut-il me gêner ou me prévenir? Le fait est qu'un beau jour, à Madrid, dans une posada, quand je n'avais d'yeux que pour Pardaillan qui se reposait, le pauvre, en buvant un coup de vin bien mérité, cet auteur attira mon attention sur un consommateur qui n'était autre que Cervantès. Les deux hommes font connaissance, affichent une estime réciproque et vont tenter ensemble un vertueux coup de main. Pis encore, Cervantès, tout heureux, confie à son nouvel ami qu'il veut écrire un livre: jusque-là, le personnage principal en restait flou mais, grâce à Dieu, Pardaillan était apparu, qui lui servirait de modèle. L'indignation me saisit, je faillis jeter le livre: quel manque de tact! J'étais écrivain-chevalier, on me coupait en deux, chaque moitié devenait tout un homme, rencontrait l'autre et la contestait. Pardaillan n'était pas sot mais n'aurait point écrit Don Quichotte; Cervantès se battait bien mais il ne fallait pas compter qu'il mît à lui seul vingt reîtres en fuite. Leur amitié, elle-même, soulignait leurs limites. Le premier pensait: «Il est un peu malingre, ce cuistre, mais il ne manque pas de courage.» Et le second: «Parbleu! Pour un soudard, cet homme ne raisonne pas trop mal.» Et puis je n'aimais pas du tout que mon héros servît de modèle au chevalier de la Triste Figure. Au temps du «cinéma» on m'avait fait cadeau d'un Don Quichotte expurgé, je n'en avais pas lu plus de cinquante pages: on ridiculisait publiquement mes prouesses! Et voici que Zévaco lui-même… A qui se fier? En vérité, j'étais une ribaude, une fille à soldats: mon cœur, mon lâche cœur préférait l'aventurier à l'intellectuel; j'avais honte de n'être que Cervantès. Pour m'empêcher de trahir, je fis régner la terreur dans ma tête et dans mon vocabulaire, je pourchassai le mot d'héroïsme et ses succédanés, je refoulai les chevaliers errants, je me parlai sans cesse des hommes de lettres, des dangers qu'ils couraient, de leur plume acérée qui embrochait les méchants. Je poursuivis la lecture de Pardaillan et Fausta, des Misérables, de La Légende des siècles, je pleurai sur Jean Valjean, sur Éviradnus mais, le livre fermé, j'effaçais leurs noms de ma mémoire et je faisais l'appel de mon vrai régiment. Silvio Pellico: emprisonné à vie. André Chénier: guillotiné. Étienne Dolet: brûlé vif.

Byron: mort pour la Grèce. Je m'employai avec une passion froide à transfigurer ma vocation en y versant mes anciens rêves, rien ne me fit reculer: je tordis les idées, je faussai le sens des mots, je me retranchai du monde par crainte des mauvaises rencontres et des comparaisons. A la vacance de mon âme succéda la mobilisation totale et permanente: je devins une dictature militaire.

Le malaise persista sous une autre forme: j'affûtai mon talent, rien de mieux. Mais à quoi servirait-il? Les hommes avaient besoin de moi: pour quoi faire? J'eus le malheur de m'interroger sur mon rôle et ma destination. Je demandai: «enfin, de quoi s'agit-il?» et, sur l'instant, je crus tout perdu. Il ne s'agissait de rien. N'est pas héros qui veut; ni le courage ni le don ne suffisent, il faut qu'il y ait des hydres et des dragons. Je n'en voyais nulle part. Voltaire et Rousseau avaient ferraillé dur en leur temps: c'est qu'il restait encore des tyrans. Hugo, de Guernesey, avait foudroyé Badinguet que mon grand-père m'avait appris à détester. Mais je ne trouvais pas de mérite à proclamer ma haine puisque cet empereur était mort depuis quarante ans. Sur l'histoire contemporaine, Charles restait muet: ce dreyfusard ne me parla jamais de Dreyfus. Quel dommage! avec quel entrain j'aurais joué le rôle de Zola: houspillé à la sortie du Tribunal, je me retourne sur le marchepied de ma calèche, je casse les reins des plus excités – non, non: je trouve un mot terrible qui les fait reculer. Et, bien entendu, je refuse, moi, de fuir en Angleterre; méconnu, délaissé, quelles délices de redevenir Grisélidis, de battre le pavé de Paris sans me douter une minute que le Panthéon m'attend.

Ma grand-mère recevait chaque jour Le Matin et, si je ne m'abuse, l'Excelsior: j'appris l'existence de la pègre que j'abominai comme tous les honnêtes gens. Mais ces tigres à face humaine ne faisaient pas mon affaire: l'intrépide M. Lépine suffisait à les mater. Parfois les ouvriers se fâchaient, aussitôt les capitaux s'envolaient mais je n'en sus rien et j'ignore encore ce qu'en pensait mon grand-père. Il remplissait ponctuellement ses devoirs d'électeur, sortait rajeuni de l'isoloir, un peu fat et, quand nos femmes le taquinaient: «Enfin, dis-nous pour qui tu votes!», il répondait sèchement: «C'est une affaire d'homme!» Pourtant, lorsqu'on élut le nouveau président de la République, il nous fit entendre, dans un moment d'abandon, qu'il déplorait la candidature de Pams: «C'est un marchand de cigarettes!» s'écria-t-il avec colère. Cet intellectuel petit-bourgeois voulait que le premier fonctionnaire de France fût un de ses pairs, un petit-bourgeois intellectuel, Poincaré. Ma mère m'assure aujourd'hui qu'il votait radical et qu'elle le savait fort bien. Cela ne m'étonne pas: il avait choisi le parti des fonctionnaires; et puis les radicaux se survivaient déjà: Charles avait la satisfaction de voter pour un parti d'ordre en donnant sa voix au parti du mouvement. Bref la politique française, à l'en croire, n'allait pas mal du tout.

Cela me navrait: je m'étais armé pour défendre l'humanité contre des dangers terribles et tout le monde m'assurait qu'elle s'acheminait doucement vers la perfection. Grand-père m'avait élevé dans le respect de la démocratie bourgeoise: pour elle, j'aurais dégainé ma plume volontiers; mais sous la présidence de Fallières le paysan votait: que demander de plus? Et que fait un républicain s'il a le bonheur de vivre en république? Il se tourne les pouces ou bien il enseigne le grec et décrit les monuments d'Aurillac à ses moments perdus. J'étais revenu à mon point de départ et je crus étouffer une fois de plus dans ce monde sans conflits qui réduisait l'écrivain au chômage.

Ce fut encore Charles qui me tira de peine. A son insu, naturellement. Deux ans plus tôt, pour m'éveiller à l'humanisme, il m'avait exposé des idées dont il ne soufflait plus mot, de crainte d'encourager ma folie mais qui s'étaient gravées dans son esprit. Elles reprirent, sans bruit, leur virulence et, pour sauver l'essentiel, transformèrent peu à peu l'écrivain-chevalier en écrivain-martyr. J'ai dit comment ce pasteur manqué, fidèle aux volontés de son père, avait gardé le Divin pour le verser dans la Culture. De cet amalgame était né le Saint-Esprit, attribut de la Substance infinie, patron des lettres et des arts, des langues mortes ou vivantes et de la Méthode Directe, blanche colombe qui comblait la famille Schweitzer de ses apparitions, voletait, le dimanche, au-dessus des orgues, des orchestres et se perchait, les jours ouvrables, sur le crâne de mon grand-père. Les anciens propos de Karl, rassemblés, composèrent dans ma tête un discours: le monde était la proie du Mal; un seul salut: mourir à soi-même, à la Terre, contempler du fond d'un naufrage les impossibles Idées. Comme on n'y parvenait pas sans un entraînement difficile et dangereux, on avait confié la besogne à un corps de spécialistes. La cléricature prenait l'humanité en charge et la sauvait par la réversibilité des mérites: les fauves du temporel, grands et petits, avaient tout loisir de s'entre-tuer ou de mener dans l'hébétude une existence sans vérité puisque les écrivains et les artistes méditaient à leur place sur la Beauté, sur le Bien. Pour arracher l'espèce entière à l'animalité il ne fallait que deux conditions: que l'on conservât dans des locaux surveillés les reliques – toiles, livres, statues – des clercs morts; qu'il restât au moins un clerc vivant pour continuer la besogne et fabriquer les reliques futures.