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Aujourd'hui, je leur donne raison: ils avaient tout accepté de notre condition, même l'inquiétude; j'avais choisi d'être rassuré; et c'était bien vrai, au fond, que je me croyais immorteclass="underline" je m'étais tué d'avance parce que les défunts sont seuls à jouir de l'immortalité. Nizan et Maheu savaient qu'ils feraient l'objet d'une agression sauvage, qu'on les arracherait du monde tout vifs, pleins de sang. Moi, je me mentais: pour ôter à la mort sa barbarie, j'en avais fait mon but et de ma vie l'unique moyen connu de mourir: j'allais doucement vers ma fin, n'ayant d'espoirs et de désirs que ce qu'il en fallait pour remplir mes livres, sûr que le dernier élan de mon cœur s'inscrirait sur la dernière page du dernier tome de mes œuvres et que la mort ne prendrait qu'un mort. Nizan regardait, à vingt ans, les femmes et les autos, tous les biens de ce monde avec une précipitation désespérée: il fallait tout voir, tout prendre tout de suite. Je regardais aussi, mais avec plus de zèle que de convoitise: je n'étais pas sur terre pour jouir mais pour faire un bilan. C'était un peu trop commode: par timidité d'enfant trop sage, par lâcheté, j'avais reculé devant les risques d'une existence ouverte, libre et sans garantie providentielle, je m'étais persuadé que tout était écrit d'avance, mieux encore, révolu.

Évidemment cette opération frauduleuse m'épargnait la tentation de m'aimer. Menacé d'abolition, chacun de mes amis se barricadait dans le présent, découvrait l'irremplaçable qualité de sa vie mortelle et se jugeait touchant, précieux, unique; chacun se plaisait à soi-même; moi, le mort, je ne me plaisais pas: je me trouvais très ordinaire, plus ennuyeux que le grand Corneille et ma singularité de sujet n'offrait d'autre intérêt à mes yeux que de préparer le moment qui me changerait en objet. En étais-je plus modeste? Non, mais plus rusé: je chargeais mes descendants de m'aimer à ma place; pour des hommes et des femmes qui n'étaient pas encore nés, j'aurais un jour du charme, un je ne sais quoi, je ferais leur bonheur. J'avais plus de malice encore et plus de sournoiserie: cette vie que je trouvais fastidieuse et dont je n'avais su faire que l'instrument de ma mort, je revenais sur elle en secret pour la sauver; je la regardais à travers des yeux futurs et elle m'apparaissait comme une histoire touchante et merveilleuse que j'avais vécue pour tous, que nul, grâce à moi, n'avait plus à revivre et qu'il suffirait de raconter. J'y mis une véritable frénésie: je choisis pour avenir un passé de grand mort et j'essayai de vivre à l'envers. Entre neuf et dix ans, je devins tout à fait posthume.

Ce n'est pas entièrement ma faute: mon grand-père m'avait élevé dans l'illusion rétrospective. Lui non plus, d'ailleurs, il n'est pas coupable et je suis loin de lui en vouloir: ce mirage-là naît spontanément de la culture. Quand les témoins ont disparu, le décès d'un grand homme cesse à jamais d'être un coup de foudre, le temps en fait un trait de caractère. Un vieux défunt est mort par constitution, il l'est au baptême ni plus ni moins qu'à l'extrême-onction, sa vie nous appartient, nous y entrons par un bout, par l'autre, par le milieu, nous en descendons, nous en remontons le cours à volonté: c'est que l'ordre chronologique a sauté; impossible de le restituer: ce personnage ne court plus aucun risque et n'attend même plus que les chatouillements de sa narine aboutissent à la sternutation. Son existence offre les apparences d'un déroulement mais, dès qu'on veut lui rendre un peu de vie, elle retombe dans la simultanéité. Vous aurez beau vous mettre à la place du disparu, feindre de partager ses passions, ses ignorances, ses préjugés, ressusciter des résistances abolies, un soupçon d'impatience ou d'appréhension, vous ne pourrez vous défendre d'apprécier sa conduite à la lumière de résultats qui n'étaient pas prévisibles et de renseignements qu'il ne possédait pas, ni de donner une solennité particulière à des événements dont les effets plus tard l'ont marqué mais qu'il a vécus négligemment. Voilà le mirage: l'avenir plus réel que le présent. Cela n'étonnera pas: dans une vie terminée, c'est la fin qu'on tient pour la vérité du commencement. Le défunt reste à mi-chemin entre l'être et la valeur, entre le fait brut et la reconstruction; son histoire devient une manière d'essence circulaire qui se résume en chacun de ses moments. Dans les salons d'Arras, un jeune avocat froid et minaudier porte sa tête sous son bras parce qu'il est feu Robespierre, cette tête dégoutte de sang mais ne tache pas le tapis; pas un des convives ne la remarque et nous ne voyons qu'elle; il s'en faut de cinq ans qu'elle ait roulé dans le panier et pourtant la voilà, coupée, qui dit des madrigaux malgré sa mâchoire qui pend. Reconnue, cette erreur d'optique ne gêne pas: on a les moyens de la corriger; mais les clercs de l'époque la masquaient, ils en nourrissaient leur idéalisme. Quand une grande pensée veut naître, insinuaient-ils, elle va réquisitionner dans un ventre de femme le grand homme qui la portera; elle lui choisit sa condition, son milieu, elle dose exactement l'intelligence et l'incompréhension de ses proches, règle son éducation, le soumet aux épreuves nécessaires, lui compose par touches successives un caractère instable dont elle gouverne les déséquilibres jusqu'à ce que l'objet de tant de soins éclate en accouchant d'elle. Cela n'était nulle part déclaré mais tout suggérait que l'enchaînement des causes couvre un ordre inverse et secret.

J'usai de ce mirage avec enthousiasme pour achever de garantir mon destin. Je pris le temps, je le mis cul par-dessus tête et tout s'éclaira. Cela commença par un petit livre bleu de nuit avec des chamarrures d'or un peu noircies, dont les feuilles épaisses sentaient le cadavre et qui s'intitulait: L'Enfance des hommes illustres; une étiquette attestait que mon oncle Georges l'avait reçu en 1885, à titre de second prix d'arithmétique. Je l'avais découvert, au temps de mes voyages excentriques, feuilleté puis rejeté par agacement: ces jeunes élus ne ressemblaient en rien à des enfants prodiges; ils ne se rapprochaient de moi que par la fadeur de leurs vertus et je me demandais bien pourquoi l'on parlait d'eux. Finalement le livre disparut: j'avais décidé de le punir en le cachant. Un an plus tard, je bouleversai tous les rayons pour le retrouver: j'avais changé, l'enfant prodige était devenu grand homme en proie à l'enfance. Quelle surprise: le livre avait changé lui aussi. C'étaient les mêmes mots mais ils me parlaient de moi. Je pressentis que cet ouvrage allait me perdre, je le détestai, j'en eus peur. Chaque jour, avant de l'ouvrir, j'allais m'asseoir contre la fenêtre: en cas de danger, je ferais entrer dans mes yeux la vraie lumière du jour. Ils me font bien rire, aujourd'hui, ceux qui déplorent l'influence de Fantômas ou d'André Gide: croit-on que les enfants ne choisissent pas leurs poisons eux-même? J'avalais le mien avec l'anxieuse austérité des drogués. Il paraissait bien inoffensif, pourtant. On encourageait les jeunes lecteurs: la sagesse et la piété filiale mènent à tout, même à devenir Rembrandt ou Mozart: on retraçait dans de courtes nouvelles les occupations très ordinaires de garçons non moins ordinaires mais sensibles et pieux qui s'appelaient Jean-Sébastien, Jean-Jacques ou Jean-Baptiste et qui faisaient le bonheur de leurs proches comme je faisais celui des miens. Mais voici le venin: sans jamais prononcer le nom de Rousseau, de Bach ni de Molière, l'auteur mettait son art à placer partout des allusions à leur future grandeur, à rappeler négligemment, par un détail, leurs œuvres ou leurs actions les plus fameuses, à machiner si bien ses récits qu'on ne pût comprendre l'incident le plus banal sans le rapporter à des événements postérieurs; dans le tumulte quotidien il faisait descendre un grand silence fabuleux, qui transfigurait tout: l'avenir. Un certain Sanzio mourait d'envie de voir le pape; il faisait si bien qu'on le menait sur la place publique un jour que le Saint-Père passait par là; le gamin pâlissait, écarquillait les yeux, on lui disait enfin: «Je pense que tu es content, Raffaello? L'as-tu bien regardé, au moins, notre Saint-Père?» Mais il répondait, hagard «Quel Saint-Père? Je n'ai vu que des couleurs!» Un autre jour le petit Miguel, qui voulait embrasser la carrière des armes, assis sous un arbre, se délectait d'un roman de chevalerie quand, tout à coup, un tonnerre de ferraille le faisait sursauter: c'était un vieux fou du voisinage, un hobereau ruiné qui caracolait sur une haridelle et pointait sa lance rouillée contre un moulin. Au dîner, Miguel racontait l'incident avec des mines si drôles et si gentilles qu'il donnait le fou rire à tout le monde; mais, plus tard, seul dans sa chambre, il jetait son roman sur le sol, le piétinait, sanglotait longuement.